Les régions polaires Arctiques

Les peuples circumpolaires

Au regard des autres régions du monde, les moyens de subsistance dont disposent les peuples circumpolaires apparaissent dérisoires. C'est ce qui explique la rareté des populations vivant sur une si vaste étendue. On estime à quelques deux millions le nombre de personnes qui résident en permanence au-delà du cercle polaire arctique.

Monde d'hiver, peuples divers
Semblables par leur solidité et leur vigueur, ces hommes et ces femmes n'en composent pas moins des populations de langues et d'origines différentes.

  • Côté européen, les Lapons occupent la péninsule de Kola (au nord de la Carélie) et la partie septentrionale de la Scandinavie.
  • Côté nord-américain, la division ethnique reste relativement simple avec, en tout et pour tout, deux groupes linguistiques. D'une part, les Aléoutes vivent en Alaska et dans l'archipel des Aléoutiennes qui relie, en arc de cercle, le plus isolé des états U.S. à la péninsule russe du Kamtchatka. D'autre part, 55% des Esquimaux recensés dans le monde vivent en Alaska et au Canada.
  • Le Groenland accueille, lui aussi, des Esquimaux. Quarante-trois pour cent des individus représentant l'ethnie en question ont trouvé refuge dans cette région, une région autonome dépendant du Danemark depuis 1979.
  • La façade eurasiatique, elle, se démarque en regroupant une mosaïque de populations beaucoup plus complexe : Vogoules (ou Mansis) et Ostyaks (ou Chantis) dans les vallées septentrionales de l'Oural et dans les forêts du bassin de l'Ob'; Tchouktches, Koriaks, Samoyèdes, Loukaghirs, Kamtchadales, Tougouses, Bouriates et Iakoutes dans les zones périphériques...

Autant de peuples arctiques qui, bien qu'ils partagent les mêmes territoires, n'ont pas suffisamment de caractéristiques communes pour former une nation. Parfois séparées de quelques kilomètres, ces ethnies communiquent d'autant moins entre elles qu'elles ne connaissent pas la langue de leurs voisins. Un tel isolement s'est traduit au cours des siècles par une incapacité à faire cause commune contre l'envahisseur russe qui en a profité pour faire brutalement main basse sur l'ensemble du territoire sibérien entre 1583 et 1642, puis pour imposer l'apprentissage de son propre langage à toutes les populations du cru.
Il semble, en revanche, que les grandes mutations politiques d'un XXe siècle marqué d'abord par l'avènement du régime soviétique et ensuite par sa disparition n'ait pas eu de conséquences déterminantes sur les coutumes des peuples sibériens. Certes, Moscou ne se prive pas de valoriser les richesses de la région en y expatriant des techniciens et des ouvriers venus de l'Ouest, mais ceux-ci ne s'immiscent pas dans les affaires intérieures des populations indigènes dont les habitudes n'ont donc pas été trop perturbées par l'arrivée des techniques modernes.
L'U.R.S.S. a même accordé aux diverses ethnies locales une indépendance qui s'est traduite politiquement par la constitution de républiques dont les représentants siègent au parlement de Moscou.
Les États-Unis et le Canada ne peuvent en dire autant, eux qui n'ont jamais reconnu aucun statut particulier aux Esquimaux et qui ne se sont résolus que très récemment à rétrocéder à cette communautés une partie des bénéfices économiques dérivés de l'exploitation minière et énergétique de la région arctique.

Traditions communes
Nombreuses et diversifiées, les tribus arctiques n'en présentent pas moins bon nombre de traditions communes. Sous les angles culturel, social et technique notamment, les similitudes sont très marquées. Reprenons ces trois domaines point par point.

  • La culture coutumière est bicéphale puisqu'elle est axée à la fois sur le matériel et sur le spirituel.
    - La première de ces deux composantes (matérielle) s'est longtemps avérée indispensable pour triompher des éprouvantes conditions climatiques de la région; elle a aussi interdit à la plupart des groupes de faire dépendre leur existence d'une source unique de subsistance, le fait de se consacrer à deux ou trois activités différentes constituant la meilleure garantie de survie qui soit.
    - Le deuxième pilier culturel (spirituel) a été bâti sur le socle de l'animisme, une religion centrée sur la foi en des esprits qui "animeraient" tout phénomène naturel et dont l'intervention serait susceptible de modifier le cours des événements. Ce système de croyances laisse notamment une place non négligeable à des puissances démoniaques qui sont censées faire preuve d'une activité particulièrement intense durant la saison la plus froide et la plus sombre de l'année. Responsables des éclipses et de nombreuses calamités, ces divinités ne craignent qu'un seul ennemi : le tonnerre. Entre cet univers surnaturel et le monde de l'humain, le gouffre est comblé par le chaman. Celui-ci est reconnu comme intermédiaire et chargé de l'organisation religieuse. D'où la présence longtemps incontournable de ce mage divinateur et guérisseur au sein d'une collectivité qui n'a pas encore vraiment cessé de lui accorder une grande considération et un statut fort élevé.
  • Au niveau social, les populations arctiques ont invariablement fait preuve d'une grande souplesse. De tous temps, les groupes ont eu tendance à se diviser et à se recomposer autour d'un noyau d'individus consanguins qui, lorsqu'ils s'unissaient à d'autres individus non apparentés, ne le faisaient que pour un laps de temps limité, pour des raisons liées à l'efficacité ou à l'intérêt commun et pour une activité bien précise (comme la chasse).
  • Enfin sur le plan technique, les similitudes se sont toujours retrouvées à tous les niveaux : vêtements de peaux cousues, huttes à demi enterrées, tentes recouvertes de peaux et d'écorce, armes et outils fabriqués en os et en corne... Évidemment, il convient de rapprocher certaines spécificités de l'une ou l'autre situation géographique donnée.
    Prenons, à titre de premier exemple, le cas du renne : les Lapons, les Samoyèdes et quelques groupes paléosibériens l'ont entièrement domestiqué; les populations toungouses de la Sibérie centro-septentrionale l'ont principalement utilisé comme bête de somme et comme moyen de déplacement pour la chasse ; les Esquimaux de l'Amérique arctique, eux, ne s'en sont jamais souciés avant que le gouvernement américain ne l'introduise en Alaska dans le noble but de procurer une activité économique de remplacement aux groupes qui s'adonnaient à la chasse de cet animal en voie de disparition qu'est la baleine.
    Autre exemple : dans la Toundra et dans la Taïga, on a continuellement recouru au ski, au traîneau et à la chaussure de neige alors que le long des côtes et des cours d'eau, les Koriaks, les Tchouktches, les Sibériens nord-orientaux ou les Esquimaux n'ont eu de cesse, pour s'en aller pêcher le gros dans les eaux glaciales, de jeter leur dévolu sur des embarcations en peaux très perfectionnées; on pense bien sûr au kayak, mais il en existe d'autres, comme l'oumiak, beaucoup plus grand, qui - raréfaction de la baleine oblige - sert désormais aux déplacements saisonniers de familles entières, avec leurs animaux domestiques, leurs réserves de vivres, leurs tentes et leurs ustensiles en tous genres.

Anachronisme
La tradition, pourtant, cède de plus en plus le pas à la modernité. Les antiques croyances animistes sont relayées par le Christianisme. Les traîneaux tirés par des chiens sont remplacés par des scooters des neiges, plus pratiques et plus rapides. Les kayaks et les oumiaks sont suppléés par des embarcations en bois ou en plastique. Les constructions en neige et en tourbe disparaissent au profit du préfabriqué. Et les lances cèdent le témoin aux armes à feu. Autant d'innovations culturelles et techniques qui n'ont pas suffi à convaincre la nouvelle génération de rester fidèle aux "bonnes vieilles" activités de subsistance. Aux yeux des jeunes, l'ancien mode de vie apparaît terriblement risqué, excessivement aléatoire et, pour tout dire, complètement anachronique. Il est vrai que, de tous temps, les victoires arrachées à l'hostilité du milieu se sont payées au prix fort et que, ces dernières années, la disparition de plus en plus inquiétante de certains animaux (comme la baleine ou le caribou) n'arrange rien.
Circonstances aggravantes : le marché de la fourrure a fait les frais du mouvement d'opposition affiché par l'opinion internationale à l'égard de la chasse et a souffert de l'initiative prise par les Russes d'élever à grande échelle certains animaux à fourrure pour mieux tirer bénéfice de leur peau.
La fin d'un monde ?

Les Esquimaux
Les Esquimaux s'appellent eux-mêmes Inuit, c'est-à-dire "vrais hommes". Ils préfèrent ce nom à celui qui nous est plus familiers et qui dérive du dialecte créé par des Algonquins les désignant avec mépris comme des "mangeurs de viande crue".
Même s'il existe de nombreux dialectes locaux, les Esquimaux parlent deux langues principales : le yupik en Sibérie et dans le sud-ouest de l'Alaska, l'inupiaq - ou inuktitut - partout ailleurs, y compris au Groenland.

Modernité
Estimés aujourd'hui à une centaine de milliers, les Esquimaux vivent essentiellement au Groenland (43%) , en Alaska (30%) et au Canada (25%), le solde se retrouvant en Sibérie. Mais qu'on ne s'y trompe pas : de près ou de loin, la plupart d'entre eux ont pris leurs distances avec les traditions ancestrales. Un peu partout, un large choix de denrées importées est désormais mis à leur disposition. Même la glaciation hivernale des mers groenlandaises ne constitue plus un problème majeur, les médicaments et les denrées de première nécessité pouvant désormais être acheminés par la voie des airs. Ceux qui souffrent peuvent donc recourir aux soins médicaux. Et ceux qui ont faim ont le plus souvent la possibilité de s'approvisionner, à crédit si nécessaire. Nombre des magasins qui existent aujourd'hui dans les régions arctiques proposent toutes sortes d'aliments courants, dont ceux qui n'ont jamais cessé de constituer la base de l'alimentation dans la plupart des communautés de chasseurs : les viandes de morse, de baleine et d'ours blanc, mais aussi et surtout celle de phoque (qui sera consommée crue, bouillie, séchée ou faisandée).

Estimés aujourd'hui à une centaine de milliers, les Esquimaux vivent essentiellement au Groenland (43%) , en Alaska (30%) et au Canada (25%), le solde se retrouvant en Sibérie

Évidemment, pour financer l'achat de ces produits, il faut de l'argent. Cette donnée mérite d'autant plus d'être prise en considération que le coût de la vie est très élevé dans l'Arctique. En cause : les difficultés que présentent l'acheminement des marchandises vers les communautés septentrionales isolées, plusieurs d'entre elles ne pouvant être atteintes par les bateaux de ravitaillement en dehors des quelques semaines estivales qui voient les glaces fondre réellement. Certains se procurent le numéraire voulu en se présentant sur le marché de l'emploi : les femmes travaillent le plus fréquemment en tant qu'enseignante, secrétaire, infirmière ou vendeuse; les hommes, eux, postulent comme magasinier, manoeuvre, menuisier, maçon, mécanicien, employé de bureau, guide touristique ou accompagnateur (dans les activités de chasse et de pêche). D'autres négocient aux comptoirs les meilleures peaux récupérées des animaux qu'ils viennent d'abattre, ne conservant que le solde pour la confection de leurs propres vêtements hivernaux.
Quel que soit le moyen, l'objectif est toujours le même : gagner les espèces sonnantes et trébuchantes qui permettront d'acheter papier hygiénique, munitions et autres articles de deuxième nécessité.
L'apparition de la civilisation a introduit des commodités dont personne ne se plaint. Mais elle a aussi suscité un réel malaise. Celui-ci se manifeste de différentes manières : les jeunes font preuve d'une avidité de plus en plus évidente pour les biens matériels; le nombre de suicides ne cesse d'augmenter; quant à "l'eau de vie", apparue au XIXe siècle par l'intermédiaire des baleiniers (qui avaient coutume d'en offrir aux Esquimaux pour négocier l'achat de peaux et de fourrures à des conditions plus avantageuses), elle a donné naissance à l'alcoolisme.

Comme au bon vieux temps
Pas étonnant, dans ces conditions, que certains aient préféré rester fidèles à leur mode de vie ancestral.
Bien sûr, mises à part quelques rares exceptions (notamment dans le grand Nord canadien), les Esquimaux ne vivent plus toute l'année dans des camps de chasse établis à l'intérieur des terres. Mais quand le temps se fait plus doux, bien des familles quittent encore leur maison pour aller s'installer dans des camps de ce type. Il subsiste donc des populations indigènes qui continuent à s'adonner à la chasse aux cétacés et aux pinnipèdes en recourant à des méthodes traditionnelles. On les retrouve majoritairement dans les environs de Point Barrow en Alaska et, surtout, au Groenland. La plupart des 800 Esquimaux polaires recensés de nos jours habitent au nord-ouest de ce dernier territoire, dans les sept établissements permanents de la Commune du grand Nord (district de Thulé rebaptisé Avanersuup Kommunia). Jeans et parkas sont de sortie dans des villages aux maisons modernes, dont le plus grand, Qânâq, dispose de l'électricité, de la télévision et même d'une vidéothèque. Mais en s'enfonçant à l'intérieur des terres, on trouve encore des chasseurs qui ont recours à bon nombre d'équipements traditionnels. Certes, les lampes à huile de phoque ont disparu au profit des réchauds de camping, les fouets et les traits des harnais ont délaissé la peau de phoque barbu pour le nylon et les fusils modernes équipés de viseur télescopique sont désormais de la partie. Mais le harpon fait de la résistance. Et les vêtements traditionnels en peau de phoque, d'ours blanc, de caribou ou de renard à double épaisseur - le vêtement du dessous est porté avec la fourrure vers l'intérieur et celui du dessus avec la fourrure vers l'extérieur -, sont plus que jamais au rendez-vous. Même le traîneau à chiens et le kayak restent fidèles au poste. Au prix, il est vrai, d'une intervention du Conseil de la Chasse de la communauté qui a interdit les autoneiges, largement répandus dans le reste des régions arctiques, et qui a soumis à restrictions l'utilisation pour la chasse et la pêche d'un bateau à moteur hors-bord de plus en plus souvent appelé, tout comme les embarcations en fibre de verre, à remplacer le bon vieux kayak.
Le but de ces mesures ? Préserver la culture des Esquimaux polaires et, plus prosaïquement, épargner le gibier d'une destruction massive qui condamnerait les futures générations de chasseurs.

Un chasseur sachant chasser...
L'Esquimau traditionnel, en effet, chasse à peu près toute l'année. Seule exception : la période transitoire au cours de laquelle il y a trop de glace pour se déplacer en bateau et pas suffisamment pour partir en traîneau. Les chasseurs, à cette époque, se retrouvent contraints à l'inactivité. Mais c'est reculer pour mieux sauter : ils profitent de cette accalmie pour préparer leur équipement en vue de l'automne.
Au Groenland par exemple, les lacs de l'intérieur et les baies abritées le long de la côte commencent à geler dès le début du mois de septembre. C'est généralement une époque où les phoques sont présents en abondance. Les chasseurs, évidemment, ne laissent pas passer cette ultime occasion d'accumuler des réserves de viande et de peaux avant la relative pénurie qui accompagne l'obscurité hivernale.
En octobre, les températures en baisse marquent l'approche de l'hiver. C'est le moment où la banquise se reforme rapidement. Dès qu'elle redevient assez solide, les chasseurs sont fin prêts à tendre des filets lestés sous la glace, là où les prises se sont avérées les plus fructueuses dans le passé. Le rôle de l'expérience est primordial car autant un filet bien placé peut permettre de capturer plusieurs phoques par semaine, autant un autre pendu à quelques mètres de là peut rester désespérément vide. Les phoques qui se laissent prendre au piège fournissent des réserves de viande pour l'hiver qui s'annonce. Quelques semaines plus tard, il devient en effet difficile de trouver des trous de respiration, donc de harponner un phoque. Et en février, la banquise proche des établissements se fait trop épaisse pour que l'on puisse y installer des filets à phoque. Mais il en faut beaucoup plus pour décourager les chasseurs qui, pour contourner le problème, s'aventurent dans des expéditions aussi interminables qu'exténuantes. Ceux qui peuvent se prévaloir des plus grandes qualités et des attelages les plus performants se lancent dans des périples pouvant durer plus d'un mois. L'objectif ? Si l'occasion se présente, l'ours blanc est en ligne de mire, car sa viande est très appréciée et sa peau sert de matière première à la confection de pantalons, de jambières, de bottes ou de couvertures qui assurent une protection incomparable contre le rude climat du grand Nord.

Mais il s'agit avant tout de traquer le phoque. Pour ce faire, les Inuits introduisent leur fusil dans l'ouverture d'un écran de toile blanche monté sur des patins. Dès qu'un phoque est repéré, le chasseur s'approche de lui en poussant l'écran devant lui. Il évite de faire feu avant d'être en position de tuer instantanément, faute de quoi le phoque blessé parvient souvent à s'échapper par son trou de respiration.
Au printemps, l'arrivée des innombrables oiseaux marins constitue pour les Esquimaux une source de nourriture supplémentaire. S'ils apprécient les mouettes, les mergules nains, les guillemots, les eiders et les fulmars, ce sont surtout les oeufs qui les mettent en appétit. C'est la période de l'année où les Inuits s'avancent jusqu'à la limite des glaces. De là, ils tirent ou harponnent des proies qu'ils vont ensuite chercher en kayak. Ou alors ils se servent de leurs embarcations pour s'en aller rejoindre un endroit où des narvals ont été repérés aux jumelles. Que l'un de ces cétacés fasse surface près d'un kayak et le chasseur se lance dans une poursuite effrénée, essayant de se ménager l'occasion de lancer fructueusement un harpon. Si tel est le cas, le chasseur pousse rapidement à l'eau le flotteur en peau de phoque auquel il a préalablement relié son projectile. La réapparition de ce flotteur à la surface de l'eau apprend au chasseur où trouver sa proie. La fin est proche pour le narval dont le funeste destin est tout tracé : il sera harponné une deuxième fois, puis achevé à la lance ou au fusil.
Mais voici déjà l'été. Il sera bref. Bientôt, l'automne sera de retour. Et le cycle recommencera...