Le combat des Politiques : un chemin plus prudent

On ne le sait peut-être pas mais le terme "environnement" n'existe pas dans les articles du Traité signé à Washington en décembre 1959. La seule mention concernant l'écologie figurait dans l'article IX, et proposait simplement que les réunions consultatives ultérieures devraient se charger "d'étudier, formuler, et recommander à leur gouvernement des mesures destinées à assurer le respect des principes et la poursuite des objets du présent Traité, et notamment les mesures ... relatives à la protection et à la conservation de la faune et de la flore en Antarctique".
Les pas effectués les années suivantes par les délégués en direction d'une politique cohérente vis-à-vis de la protection du 6e continent furent plus que timides. Au début, lors des réunions de Canberra (1961) et de Buenos Aires (1962), ils ont proposé, via les recommandations, des règles de conduite volontaires et générales dont les verbes étaient tous au conditionnel.
En 1964, à la réunion de Bruxelles, des recommandations prudentes étaient adoptées en même temps que fut décidé la création de 18 zones spécialement protégées "Specially Protected Areas" revêtant un caractère exceptionnel à l'intérieur desquelles, il était interdit, sauf autorisations limitatives, de tuer, de blesser, de capturer ou de maltraiter des mammifères ou des oiseaux locaux, exception faite des latitudes que possède tout Etat en vertu du droit international quant à ses activités en haute mer et du destin des baleines confié, lui, aux bons soins de la Commission Baleinière Internationale (CBI).
En 1975, se sont ajoutés à ces 18 zones, des sites d'intérêt scientifique spécial "Sites of Special Scientific Interest".
Une précision qui montre la lourdeur de la bureaucratie antarctique ; ces mesures décidées en 1964 ne sont entrées en vigueur que 16 ans plus tard, en novembre 1980.
Le premier document qui organise sérieusement la protection d'espèces vivantes fut la Convention adoptée en 1972, appelée souvent "Convention de Londres pour la protection des phoques de l'Antarctique". Les articles n'interdisaient pas totalement la chasse ou la capture, sauf pour les phoques de Ross, les éléphants de mer et les phoques à fourrure ; ils fixaient des quotas annuels de chasse -175.000 phoques crabiers, 12.000 phoques léopards et 5.000 phoques de Weddell -, des périodes et des lieux de chasse - en fait, six zones délimitées et alternativement interdites une année sur six.
Une deuxième sonnette d'alarme fut tirée peu après cette époque lorsque les scientifiques se rendirent compte que la pêche industrielle du krill risquait de perturber l'écosystème marin. Les statistiques établies par la FAO (Food and Agricultural Organisation) avaient indiqué, en effet, que le total des prises de krill avait passé, en moins de quelques années, de 22.000 à plus de 600.000 tonnes. Les discussions menées tous azimuts par les pays intéressés en collaboration avec des institutions comme la Communauté européenne, la Commission Baleinière Internationale (CBI), la Commission Océanographique Intergouvernementale (COI), l'Union Internationale de Conservation de la Nature et des ressources naturelles (UICN qui avait publié un document relatif à une stratégie de conservation mondiale) et le SCAR aboutirent à Convention sur la conservation des Ressources marines vivantes antarctiques, Convention for the Conservation of Antarctic Marine Living Ressources ou CCAMLR signée à Canberra en 1980.

Le texte assurait la gestion des ressources halieutiques dans les eaux australes et protégeait les espèces marines vivantes, y compris les oiseaux, évoluant au sud de la convergence Antarctique (50e parallèle) et rendait obligatoire pour tous les pays membres les mesures prises en faveur de la protection de la faune et de la flore à Bruxelles en 1964. La convention créait d'autre part une Commission permanente à Hobart (Tasmanie) ainsi qu'un comité scientifique et décida la mise en oeuvre d'un système de contrôle.
Pour la première fois dans l'histoire du système Antarctique, il était apparu nécessaire de considérer le milieu marin comme un écosystème à part entière. "Il est utile de préciser, écrit Philippe Gautier, que, dans le cadre de la convention de 1980, ont été développées des mesures de contrôle. Ainsi, tout Etat partie à cette convention doit notifier les activités de pêche menées par ses ressortissants dans la zone couverte par la convention. Afin de vérifier le respect de la réglementation élaborée par la Commission instituée par la convention, un régime d'inspections est prévu, celles-ci étant effectuées par des contrôleurs désignés par la Commission. Des observateurs scientifiques sont également placés à bord des navires de pêche. L'efficacité de ces mesures de contrôle suscite cependant certaines inquiétudes face aux infractions constatées et lors de la réunion de la CCAMLR de 1995, plusieurs Etats membres ont plaidé pour leur renforcement, par exemple sous la forme d'une notification obligatoire des déplacements des navires et de la mise en place d'un système de vérification du positionnement des navires par satellites. A ce jour, ces projets n'ont cependant pas (encore) pu aboutir en raison de la résistance de certaines délégations soucieuses de préserver l'exercice de la liberté de la navigation en haute mer."
Bien qu'elle accomplit un grand pas en avant, la CCAMLR souleva de vives critiques: de la part des pays en voie de développement, d'abord, qui, en plus de dénoncer une énième fois la hiérarchie du système Antarctique, estimaient intolérable d'envisager la limitation de la pêche au krill sous prétexte du maintien de l'écosystème alors que les problèmes de la faim dans le monde se posent avec l'acuité qu'on connaît. De la part des ong s'occupant de la protection de la nature, ensuite (le World Wild Life Fund, Greenpeace et la Fondation Cousteau), qui n'admirent pas qu'une exploitation contrôlée soit à la fois rentable pour le commerce et sans dommage pour l'environnement ; pour elles, la moindre modification de l'écosystème peut avoir des conséquences graves sur le milieu antarctique, ce dernier devant absolument être considéré comme un parc naturel ou une réserve mondiale.

De manière plus générale, les avis étaient unanimes pour dire que, nonobstant le fait qu'il s'agissait-là d'un des piliers du système antarctique, la CCAMLR arrivait trop tard pour protéger certaines espèces de poissons qui, abondamment pêchées dans les années 70 (le Notothénia marbré ou la légine australe, sorte de morue géante, par exemple), avaient presque complètement disparu des eaux australes.
On reprocha d'autre part à cette convention d'être incapable de faire respecter ses articles ; les nations de pêche s'unissant, en effet, afin de bloquer les décisions qui ne leur plaisaient pas et s'arrangeant pour fausser les chiffres des captures de telle sorte qu'il soit impossible de mettre en place un contexte scientifique qui puisse servir de base de discussion pour fixer des quotas de pêche acceptables par tous. Sur ces entrefaites, la sensibilisation aux problèmes de la sauvegarde de l'environnement avait bien entendu fait son chemin aussi bien dans la mentalité populaire qu'au sein du monde scientifique.
Il faut mentionner ici les efforts du SCAR qui fut le premier organisme à s'intéresser de façon concrète aux risques que courait l'écosystème antarctique face aux développements des activités scientifiques sur le continent. Dès 1960, il proposait qu'une brochure sur la préservation de la vie sauvage soit distribuée à toute personne se rendant dans l'Antarctique. Il demandait d'autre part qu'un maximum d'informations soit collecté dans le but de définir les zones qui pourraient être désignées comme sanctuaires et que le problème des îles subantarctiques soit abordé.
Onze ans plus tard, un colloque fut organisé par la National Science Foundation pour ouvrir à la discussion les problèmes liés aux déchets et à leur stockage, à la pollution, à son impact sur l'écosystème, à sa psychologie et aux interférences pouvant surgir entre la pratique de la science et le souci de protéger le milieu naturel. Cette rencontre fut à l'origine de la publication, aux Etats-Unis en 1978, de l'Antarctic Conservation Act ; ce document met la faune et la flore antarctiques à l'abri de toute interférence et place les activités scientifiques susceptibles de perturber quelque peu l'environnement sous un régime de permis spécial délivré par les autorités américaines.
En 1988, le comité qui, à l'intérieur même du SCAR, s'occupait de la conservation (Subcommittee on Conservation) se transforma en un groupe d'experts spécialisés dans les problèmes de l'environnement antarctique et de la conservation (Group of Specialists on Antarctic Environmental Affairs and Conservation ou GOSEAC).

Ce sont tous ces combats, les uns prudents mais solides, les autres plus agressifs et plus spectaculaires, qui, liés à la poussée de l'écologie, ont finalement abouti à la signature du Protocole de Madrid ; le fait que l'Antarctique est un continent lointain, aride et des plus hostile à l'homme - donc finalement, peu rentable aux yeus des lobbies pétoliers - ne fut sans doute pas étranger non plus à l'aboutissement de cet accord.