Les régions polaires Antarctiques | L'océan Austral

Le krill, une bien étrange crevette...

Une des principales cibles de la recherche océanographique actuelle est le krill. C'est un petit crustacé ressemblant à une crevette d'environ 6 à 7 centimètres de long qui possède cinq paires de pattes et deux grands yeux noirs; lorsqu'il est en vie, son corps, presque transparent, est pigmenté de petits points rouges et l'on peut voir au travers de ses écailles un système digestif de couleur verte, d'après les organismes phytoplanctoniques qui constituent sa nourriture principale.
Contrairement à ce que les lois de l'adaptation au milieu naturel pourraient faire croire puisqu'il abonde dans les eaux antarctiques, le krill parait mal adapté au milieu dans lequel il vit ; plus lourd que l'eau, il doit, en effet, constamment se servir de ses pagaies pour se maintenir à flot et dépenser 40% de son énergie pour simplement rester immobile dans l'eau.

Le krill antarctique - Euphausia superba - appartient aux Euphausiacés, des crustacés planctoniques dont il existe 85 espèces connues réparties dans le monde. Il vit dans les couches supérieures de l'océan et voyage souvent en essaims gigantesques ; des échosondages ont repéré, dans le détroit de Gerlache notamment, des bancs de deux millions de tonnes s'étendant sur 450 km² et pouvant se maintenir compacts plusieurs jours avant de se dissoudre. Entre les mois de janvier et de mars, la femelle peut pondre jusqu'à plusieurs milliers d'oeufs à la fois (d'un diamètre inférieur au millimètre) qui vont mettre une dizaine de jours environ pour arriver sur les fonds marins jusqu'à une profondeur qui varie entre 700 et 2.000 mètres selon que la ponte aura eu lieu au-dessus du plateau continental ou non.
Après l'éclosion, les larves mettront deux à trois semaines pour accomplir les stades de sa transformation et faire le trajet qui les sépare des eaux de surface ; il faut entre deux et trois ans pour que la crevette antarctique arrive à sa taille normale - 6 à 7 centimètres.

Malgré qu'il soit méconnu, le krill est l'animal le plus abondant de la planète Terre. On estime, en effet, la population totale de krill antarctique à 600.000 milliards d'individus avec une densité moyenne de 19 millions de crevettes au kilomètre carré. Le poids total de krill estimé dépasse celui de la population humaine : aux environs de 650 millions de tonnes (1). On se doute qu'une telle quantité de ressources disponibles dans l'océan a depuis longtemps alerté ceux qui sont en permanence à la recherche de nouvelles sources de protéines pour l'alimentation humaine.

Ce sont les Russes et les Japonais qui, dans les années 1970, se sont intéressés les premiers au krill. Quelques années plus tard, la FAO (Food and Agricultural Organization) se penchait sur le problème et estimait que, vu l'abondance du crustacé, il était sans doute possible d'en pêcher aux environs de 40 tonnes par heure sans risquer de nuire à l'équilibre de l'écosystème marin. Plusieurs obstacles se sont toutefois dressés sur la route de ceux qui souhaitaient commercialiser le krill.

  • Un : le crustacé en question possède des enzymes puissants qui détériorent rapidement ses protéines une fois que l'animal a été pêché; il doit donc être consommé ou traité endéans les trois heures qui suivent sa capture.
  • Deux : la cuticule (carapace) du krill est extrêmement riche en fluorure, une substance toxique pour l'homme, et doit donc être ôtée, ce qui oblige les exploitants à effectuer une manutention supplémentaire (et assez délicate, semble-t-il) avant de mettre le produit sur le marché.
  • Trois : le coût des pêcheries antarctiques, loin des ports d'attache et limitées aux quelques mois d'été, est élevé et les prises moyennes sontnettement moins importantes que ne le laissaient prévoir quelques pêches records (35 tonnes en 8 minutes par un chalutier allemand).

Résultat : ces problèmes ont entraîné une commercialisation plus coûteuse que prévu, les pêches miraculeuses n'ont pas eu lieu et les chiffres de l'exploitation n'ont pas atteint les sommets escomptés.
Cela n'a toutefois pas empêché le krill d'être proposé en Russie et en Asie du sud-est comme met délicat (ou comme aliment pour le bétail et la pisciculture) et la chitine contenue dans sa cuticule (la chitine est une substance organique de structure semblable à celle de la cellulose) d'être utilisée en médecine et dans certaines applications industrielles.

Craignant que la pêche industrielle ne déséquilibre le milieu marin Antarctique, le programme BIOMASS a entrepris, au début des années 1980, des études scientifiques sur le krill afin d'en étudier le rôle dans l'écosystème marin antarctique. Jusqu'à cette époque, en effet, tout ce qui était connu au sujet de ce curieux crustacé était le fruit d'observations menées en laboratoire sur le krill mort. Or, il s'avérait indispensable, si l'on voulait gérer au mieux ses ressources et l'inclure dans les prises de la pêche industrielle, d'en savoir plus et, notamment, au sujet de son comportement en milieu naturel.
Depuis, la science a progressé mais de nombreuses questions restent posées. On sait encore peu de choses, par exemple, sur le destin de ce petit crustacé pendant les longs mois de l'hiver austral ; on suppose qu'à l'instar de nombreuses espèces antarctiques qui ont développé des stratagèmes de survie tout à fait spécifiques, le krill pourrait profiter de l'hiver austral pour s'accrocher aux glaces de surface, mettant ainsi quelque peu son organisme au repos. D'autres questions restent actuellement sans réponse satisfaisante :

  • comment se forment et se comportent les essaims ?
  • De quelle manière fluctue le stock au cours du temps ?
  • Les nourritures disponibles dans son milieu naturel représentent-elles un facteur limitant ?
  • Vit-il de la même façon l'été que l'hiver ?

A ces questions, il faut ajouter celles qui concernent la distribution du krill ; on ignore encore aujourd'hui s'il se maintient dans certaines zones à forte concentration (observée par les campagnes de recherches océanographiques) ou s'il a plutôt tendance à suivre les courants marins. Jusqu'il y a peu, on estimait son espérance de vie à environ trois ans ; mais des expériences menées en laboratoire ont montré que le krill pouvait vivre, captif, jusqu'à 11 ans.
Normalement, l'âge d'un crustacé est déterminé par sa taille qui augmente à chaque mue ; mais comme dans le cas du krill, on a observé que sa taille pourrait varier selon l'abondance et la fréquence de son alimentation, on ne peut pas s'en tenir, pour connaître l'âge d'un individu, à la simple déduction de l'âge en fonction de sa dimension. Au stade où en sont les connaissances, l'ensemble de ces incertitudes empêche de pouvoir estimer précisément la production de krill dans les eaux australes, ce qui constitue un frein non négligeable à la gestion internationale de son exploitation.

Quoiqu'il en soit, si dans les sphères antarctiques, on parle abondamment du krill aujourd'hui, c'est que ce petit crustacé n'est rien d'autre que le maillon essentiel et central des réseaux alimentaires de l'océan Austral; en effet, cinq espèces de baleines, trois espèces de phoques et la plupart des manchots, une myriade d'oiseaux, bon nombre de poissons et de calmars s'en nourrissent principalement. C'est dire le rôle primordial que joue cette fascinante crevette dans l'équilibre de l'écosystème marin antarctique.

 

(1) (8) Antarctica, the last frontier, Richard Laws, Boxtree Limited, 1989, p 91.