Les régions polaires Antarctiques | L'océan Austral

Un océan riche et pauvre à la fois

Depuis la publication des premiers résultats du programme BIOMASS, différents aspects contradictoires liés à la spécificité de l'océan Austral ont poussé les chercheurs à persévérer dans leurs travaux et à s'aventurer plus loin encore.

Deux premières observations apparemment paradoxales canalisent aujourd'hui les efforts de la communauté scientifique internationale.
D'une part, il a été prouvé que les fonds marins de l'océan Antarctique sont le berceau du plus vaste et du plus riche champ de silice sédimentaire d'origine biologique de la planète, en fait les deux tiers du total de l'océan mondial. Sur des dizaines de mètres, en effet, s'entassent des boues siliceuses contenant notamment, des restes de phytoplancton dont les caractéristiques sont les mêmes que celles du phytoplancton prélevé en surface.
De l'autre, les analyses des eaux de surface (jusqu'à 150 mètres de profondeur) ont montré que la production de matière végétale planctonique -
et en particulier celle des diatomées, une micro algue à carapace siliceuse très répandue dans le milieu marin antarctique et répartie en plusieurs milliers d'espèces - est particulièrement faible dans les eaux du large. D'où la question : comment se fait-il que des eaux océaniques soient à la fois riches en sels nutritifs et pauvres en plancton végétal ? D'où peut donc bien provenir cette importante quantité de dépôts sédimentaires puisqu'en surface, il n'y a apparemment pas assez de matière organique pour la générer ?

Pour tenter de résoudre ce casse-tête, de nombreux spécialistes se sont penchés sur la question. Un article publié par Paul Tréguer et Guy Jacques (1) dans le magazine scientifique LA RECHERCHE apporte quelques éléments de réponse (2). Redessinant en préambule le schéma des circulations des masses d'eaux dans l'océan Austral, ces deux hommes de science commencent par rappeler que la fertilisation des eaux profondes est due en partie à l'apport des autres océans mondiaux, qui viennent mélanger leurs eaux très riches en sels nutritifs (silicates, phosphates et nitrates) à celles de l'océan Austral. D'autre part, à cause d'une série de phénomènes physiques complexes - dont la plongée des eaux froides antarctiques vers les grandes profondeurs et le système des vents, notamment -, la circulation au sud de la convergence Antarctique fait remonter vers la surface des masses d'eau moins profondes et plus chaudes en provenance des mers septentrionales. "Cette eau profonde est riche en sels nutritifs tels que les nitrates, les phosphates et les silicates, écrivent Tréguer et Jacques. Elle est d'autant plus riche que, au cours de son trajet depuis son origine lointaine dans l'hémisphère Nord, elle a accumulé, avant même d'entrer dans le système antarctique, ces composés essentiels à la vie marine. En effet, comme dans toutes les mers du monde, la matière organique qui sédimente depuis les eaux superficielles (matière constituée de déchets, de cadavres et d'excréments) est dégradée en profondeur par les bactéries qui fabriquent ainsi les nitrates, les phosphates, les silicates. C'est ce qu'on appelle la minéralisation." Voilà comment sont fertilisées les couches superficielles de l'océan Austral ; cet apport en provenance de régions riches devrait naturellement provoquer une production primaire élevée -par production primaire, on entend la production des éléments premiers sans lesquels aucune vie ne serait possible, c'est-à-dire le produit de la photosynthèse, ici les algues planctoniques.

Comment se fait-il que des eaux océaniques soient à la fois riches en sels nutritifs et pauvres en plancton végétal ?

Or, ce n'est pas le cas ; la production primaire moyenne de l'océan antarctique est inférieure à 100 grammes de carbone par mètre carré et par an alors que celle des résurgences côtières africaine ou américaine, par exemple, atteint en moyenne 200 à 300 grammes.

Pour expliquer le paradoxe, les auteurs de l'article se tournent vers trois facteurs majeurs qui influencent les activités de photosynthèse : les concentrations relatives en sels nutritifs, la température et l'énergie lumineuse.

Les sels nutritifs

 

"Leur richesse justifie la fertilité de certaines régions privilégiées de l'océan, écrivent encore les deux chercheurs français. ... Mais pourquoi les mêmes causes ne produisent-elles pas les mêmes effets dans l'Antarctique ? L'un de nous, Guy Jacques, propose à ce sujet un début de solution. En effet, les cultures de diatomées antarctiques révèlent l'affinité très particulière de ces algues pour le silicium, élément indispensable à la constitution de leur enveloppe externe ou frustule. Cette forte demande en silicates lors de la floraison estivale du phytoplancton ne pourrait-elle pas entraîner une baisse de la concentration en silicates dans l'eau de mer et donc, un déséquilibre entre les concentrations relatives en sels nutritifs ? Cette hypothèse semble confirmée par l'évolution, sur un profil nord-sud, des concentrations en sels nutritifs : à l'extrême sud, azote, phosphore et silicium abondent puis, très vite vers le Nord, il apparaît un fort déficit en silicium. Au niveau du front polaire, les concentrations en silicates dans les eaux superficielles diminuent dans un rapport 10 alors que celles en nitrates et en phosphates ne s'abaissent que de 10%."

La température

 

La température. Ici, les auteurs rappellent que les températures sévères de l'océan Austral ne sont pas favorables au développement du phytoplancton. En deçà d'un seuil de température critique, 4°C, maximum estival dans l'océan Antarctique, le métabolisme de tout être vivant est, en effet, ralenti. "Ainsi, le temps nécessaire pour atteindre le stade de floraison du plancton végétal (au moins un million de cellules par litre d'eau de mer) est, dans le cas le plus favorable, de l'ordre d'un mois en Antarctique alors qu'il est seulement de trois jours dans les régions de résurgence côtières tropicales, où les cellules se divisent plus de deux fois par jour" (3).

L'énergie dispensée par la lumière

 

L'énergie dispensée par la lumière. Nous avons vu dans le chapitre sur le climat que l'éclairement du continent austral est fonction à la fois de la saison, de l'ensoleillement et de l'inclinaison des rayons du soleil sur la surface terrestre ; la même observation peut être faite à propos de l'océan Austral en ajoutant toutefois que l'immense banquise qui se forme pendant les longs mois d'hiver et qui prive de lumière les organismes marins n'est pas non plus un facteur qui favorise le développement du phytoplancton. Deux autres facteurs limitant la production de phytoplancton (et spécifiques aux eaux de l'océan Austral) est mis en avant par les auteurs de l'article ; il s'agit d'une part de la variabilité à courte période (de la seconde à l'heure) de l'énergie solaire et de l'autre, des instabilités de la couche superficielle des eaux où se forme et vit habituellement ces algues microscopiques (entre 150 et 200 mètres). "Or, les premières estimations que nous avons réalisées sur l'océan Antarctique, écrivent les auteurs, montre que le phytoplancton se déplace en une heure dans un gradient lumineux qui va de 100% à 5% de lumière reçue en surface. Cette modification rapide de l'énergie lumineuse n'est pas faite pour favoriser la production d'algues dont les capacités d'adaptation sont déjà inhibées par la basse température".

Les auteurs précisent toutefois que l'océan Austral, même s'il possède ses caractéristiques propres, n'est pas un ensemble parfaitement homogène. C'est ainsi que la zone de retrait de la banquise semble être une région géographique particulièrement propice au développement du phytoplancton en raison de la stabilisation des eaux (moins de turbulences) due à la création d'eaux de fusion plus légères (provenant de la fonte des glaces) qui se superpose aux eaux de l'océan plus salées et plus denses. "Ce système est plus stable que le système océanique classique, écrivent-ils encore, et donc favorable au développement du phytoplancton. La zone influencée par la fonte des glaces au début de l'été austral peut s'étendre jusqu'à 200 kilomètres au large de la banquise, sur 20 mètres d'épaisseur et la biomasse de diatomées dans cette zone frontière est dix fois supérieure à celles des eaux du large." (4)

Ce qui est vrai pour une partie de cet immense océan n'est donc pas nécessairement applicable à d'autres zones géographiques de ce même océan. Il reste à expliquer pourquoi les eaux antarctiques s'appauvrissent en silicates, une fois que l'on se dirige vers le nord alors que le phytoplancton semble être en quantité insuffisante pour les consommer. Il faudrait faire appel à des connaissances en chimie organique trop pointues pour exposer de manière claire et complète les hypothèses émises par les auteurs qui tentent d'apporter des éléments d'explication à ce deuxième paradoxe. En bref (nous invitons ceux qui veulent en savoir plus à se rapporter à l'article de La Recherche déjà mentionné ci-dessus), voici toutefois les quelques lignes qui terminent cette partie de l'article : "En résumé, écrivent Tréguer et Jacques, l'écosystème de l'Antarctique se présente comme faiblement productif au premier niveau trophique (alimentaire), c'est-à-dire en phytoplancton, et en revanche très exportateur en silice vers les couches profondes. Ce second paradoxe s'explique à la fois par la lente consommation de la silice des diatomées et par leur sédimentation rapide".



(1) Paul Tréguer était maître de conférence à l'Université de Bretagne et dirigeait une équipe de géochimie marine au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) et Guy Jacques était directeur de recherches CNRS au laboratoire Arago (Banyuls-sur-Mer) et responsable du groupe de recherche coordonné "Production Pélagique du CNRS".

(2) L'océan Antarctique, Paul Tréguer et Guy Jacques, La Recherche n° 178, juin 1986, volume 17, p 746 à 755.

(3) Antarctica, the last frontier, Richard Laws, Boxtree Limited, 1989, p 91. p 750.

(4) id 3 p 751.