Les régions polaires Antarctiques | Le 6e Continent et ses îles

Les vents catabatiques : de sacrés blizzards

Si le continent Antarctique est extrêmement froid, il est aussi très venteux. On se rappelle qu'à la station Roi Baudouin, la première expédition belge (1957-58) sous le commandement de Gaston de Gerlache avait tenu à placer un câble fixe entre le quartier général et les bâtiments de géomagnétisme afin de permettre au scientifique qui y travaillait de pouvoir regagner la base par temps de blizzard ; la distance entre les deux édifices n'était, pourtant, guère supérieure à 150 mètres. Dans le même ordre d'idée, le géologue belge Tony Van Autenboer (le plus titré des Belges en matière de séjours antarctiques) a connu un soir, lors de l'expédition belge de 1961 qui explorait les monts Sør Rondane, un blizzard si violent qu'il a mis une heure pour faire un trajet (entre sa tente et le snocat de l'expédition) que, quelques heures plus tôt et par beau temps, il avait couvert en à peine cinq minutes ! Lors de l'expédition australienne de Douglas Mawson (1911-1914) établie par malchance dans un véritable goulet de vent près du cap Denison sur la côte de l'Antarctique oriental, les météorologues ont mesuré une vitesse annuelle moyenne des vents de 70km/h, soit deux fois plus que dans les autres stations polaires...

Avec les températures extrêmes dont il a été question plus haut, les vents qui sévissent sur le continent sont sans doute les aspects à la fois les plus spécifiques et les plus spectaculaires du climat antarctique.

Pourquoi sont-ils si violents ?

Tableau du facteur vent (windchill) pour savoir par exemple quelle température réelle il fait lorsque le mercure descend à -30°C et que le vent souffle à 60 km/h | cliquer ici

Parce qu'ils appartiennent à une catégorie de vents appelés catabatiques (du grec cata qui signifie vers le bas) ; ces vents sont observés sous toutes les latitudes dans le monde dès que la course de l'air refroidi rencontre une pente sensible mais, nulle part, ils ne sont aussi violents qu'en Antarctique. On a vu plus haut que les couches inférieures de l'atmosphère en contact direct avec les calottes glaciaires sont extrêmement froides (pouvoir réfléchissant de la glace et pureté de l'air) ; or, plus l'air est froid, plus il est lourd. Ces masses d'air froid se contractent et s'alourdissent encore lorsqu'elles se mettent en mouvement sous l'effet de la déclivité des calottes glaciaires - on a vu également que l'altitude moyenne du continent est d'environ 2.500 mètres et que la topographie des lieux fait descendre les surfaces couvertes de glace vers les pourtours, en douceur d'abord et plus rapidement lorsqu'elles sont à 100 ou 200 kilomètres des côtes. Ces masses d'air n'ont donc aucune peine à glisser ou s'écouler sur le continent au gré des aspérités du relief ; en passant, elles exercent un effet abrasif sur le sol qui se trouve ainsi râpé et sculpté de nombreux dessins en relief appelés sastruggis. A ce refroidissement et à cet alourdissement de l'air, vient s'ajouter un phénomène corollaire qui, lui aussi, jour un rôle dans la genèse des vents catabatiques : qui dit refroidissement extrême de l'air au sol, dit réchauffement de l'air en altitude.

En Antarctique, il arrive souvent qu'à 1.000 mètres, l'air soit plus chaud qu'au niveau du sol - de plus de 30 degrés parfois. C'est ce que les météorologues appellent l'inversion thermique. Cette inversion thermique forme un véritable couvercle (comme la banquise sur l'océan), une sorte de chape, qui bloque les circulations ascendantes de l'air. Les couches d'air plaquées au sol doivent donc répondre à d'autres sollicitations et se mettre en mouvement suivant d'autres directions que celles empruntées normalement, de bas en haut.
Le météorologue français Jean-Claude André décrit bien le phénomène des vents catabatiques (1) : "Tant que la pente n'est pas trop marquée ou que le réservoir d'air froid polaire n'est pas trop important, cet écoulement se fait avec une importante composante d'est parallèle aux lignes de contour du terrain, sous l'action combinée de la force de gravité et de l'accélération de Coriolis ; en revanche dès qu'il approche la bordure côtière où la pente du terrain s'accentue, l'air froid catabatique se met progressivement à dévaler en suivant pratiquement la ligne de la plus grande pente, soit du sud vers le nord. Sous l'action de la force de gravité catabatique, l'écoulement s'intensifie jusqu'à atteindre sa vitesse d'équilibre pour laquelle l'accélération due à la gravité est compensée par le frottement sur le sol et avec les couches d'air supérieures. Au moment d'aborder l'océan, ou au voisinage immédiat de la côte, les vents perdent leur mécanisme générateur (la pente du terrain) et entrent en conflit avec des masses d'air aux propriétés différentes".

Les nombreuses recherches effectuées sur le terrain - et particulièrement celles entreprises par les équipes américaines et françaises en terre Adélie en 1985-86 sous l'égide du programme IAGO (2) - ont fait progresser les connaissances du comportement des vents catabatiques. On sait qu'ils sont particulièrement actifs en hiver et qu'ils peuvent atteindre des vitesses effrayantes près des côtes sous l'effet de la déclivité des pentes alors qu'au centre du continent, ils sont relativement modestes. Les scientifiques émettent également l'hypothèse que ces vents catabatiques seraient à l'origine de la formation de certaines polynies côtières : en acquérant une telle vitesse, et en se déversant avec force sur la banquise, ils pourraient pousser les glaces vers l'extérieur et permettre à certaines surfaces d'eaux de se maintenir libres.
Les recherches de l'IAGO ont d'autre part permis d'observer un phénomène unique qui a été appelé "ressaut catabatique" ; c'est le vent qui, à l'arrivée sur la surface plane de la banquise, perd en quelques minutes sa vitesse en même temps qu'augmente, tout aussi soudainement, la pression atmosphérique. Le phénomène était connu, surtout à cause des turbulences spectaculaires qu'il produit le long des côtes ; mais, cette fois, il a pu être observé de manière précise et plus systématique. C'est d'ailleurs grâce aux travaux de l'IAGO et à la collaboration scientifique internationale que des premières simulations des vents catabatiques et du ressaut hydraulique ont pu être faites, notamment par un chercheur belge de l'Institut d'Astronomie et de Géophysique G. Lemaître de Louvain-la-Neuve, Hubert Gallée; ce dernier a, en effet, développé un modèle mathématique dont les performances ont intéressé le département des sciences de l'atmosphère de l'Université de Wyoming (Department of Atmospheric Sciences) à Laramie, qui, malgré le fait qu'il comptait au nombre de ses chercheurs le pionnier en matière de simulation des vents catabatiques (T. Parish), a écrit au chercheur belge pour lui demander de pouvoir utiliser son modèle.

 

Notes :
(1) "Des chercheurs dans le vent : vous avez dit blizzard ?", La Recherche, N° 192, octobre 1987, Jean-Claude André. p 256, vol 18.

(2) Afin de mieux comprendre les vents catabatiques, un programme scientifique a été mis en place en coopération avec l'Institut de Géophysique de l'université d'Alaska et l'Etablissement d'Etudes et de Recherches météorologiques avec le support de nombreux autres laboratoires comme le département de météorologie de l'Université de Wisconsin, les Expéditions Polaires Françaises, l'Institut national des Sciences de l'Univers, le Laboratoire de Glaciologie et de Géophysique de l'Environnement (Grenoble) et la National Science Foundation (Washington).
Ce programme a été baptisé IAGO (Interaction-Atmosphère-Glace-Océan). Il a vu sa phase intensive se dérouler au cours de l'été austral 1985-86. Trois équipes (une américaine et deux françaises) composée d'une trentaine de scientifiques ont été déposées en terre Adélie dès le début novembre ; elles ont travaillé pendant plus de deux mois sur trois camps différents dans le but de récolter un maximum d'observations sur les vents catabatiques.