JANVIER -> DECEMBRE 2003
14 nov 2003 : La valse des ours
L'automne est, dans le Nord, la période d'activité intense. Chaque jour qui passe apporte les prémices de l'hiver. Le soleil est de plus en plus bas, le gel plus dur. Il faut donc se hâter pour achever les travaux d'extérieur avant que le froid implacable ne les rende impossible : collecter du bois de flottage, rentrer le charbon que les militaires m'ont légué par tonnes, réparer la cabane, expédier encore quelques canards dans le garde-manger avant qu'ils ne reprennent leur migration vers le sud.Par chance une tempête a jeté par milliers sur la rive des espèces de capelan (tsaïga en russe) que je m'empresse de récolter et sécher en prévision des durs mois à venir. Ces petits poissons de la taille de sardines font le régal des mammifères marins. J'en ai profité pour jeter mon dévolu sur l'un de ces énormes phoques barbus qui venaient outrageusement m'épier. Dans ces contrées du Grand Nord, l'instinct du chasseur est en moi. Désolé pour les âmes sensibles qui s'émeuvent des jolis yeux globuleux des phoques. Pour ma part je n'y vois qu'un voluptueux plat de viande, de somptueux dîners pour mes chiens et une peau qui me permettra de confectionner d'excellent vêtements protecteurs. Sirotant un thé brûlant, je l'observe depuis la fenêtre de ma petite cuisine offrant une vue imprenable sur la mer hyperboréenne. Il se laisse porter nonchalamment par la houle, sans aucun doute repus après avoir dévoré sans scrupules ces misérables petits poissons innocents que je m'apprête à venger d'une balle de 9,3. Si de mon côté je ne finirai pas mon thé, lui n'achèvera pas sa digestion, du moins pas en notre bas monde si barbare. Mon tir l'a expédié vers une nouvelle incarnation et moi j'observe 200kg de viande dériver à travers la brume ; 200kg de viande bien grasse qui flottent encore dans une mare de sang non loin de la berge ; 200 kg de viande bien huileuse qui coule à quelques dizaines de mètres d'un chasseur dépité ; 200kg de viande perdue à jamais ; si ce n'est pour ces sortes de petites crevettes qui par milliers s'activeront pour ne laisser qu'un squelette aux os blanchis sous quelques jours. La chaîne alimentaire est bouclée, il faut croire que je n'en faisais pas partie.
Mais ces tsaïga ne font pas qu'attirer les phoques. J'ai effectué une excursion auprès du Cap Chelagsky pour y récolter les tubercules d'une fleurette rouge (Rodiola Rose) dont les vertus médicinales s'apparentent au ginseng. Séchés et bues en infusion elles procurent de l'énergie et soignent, dit-on, la plupart des maux. J'ai déjà passé deux hivers à consommer cette potion miracle et puis vous assurer de la véracité de ses propriétés. Quant à ses vertus aphrodisiaques, j'ai eu quelques soucis à le vérifier cet hiver par -45°, n'ayant pas même une femelle au sein de ma meute de chiens-loup. J'en ai aussi utilisé pour concocter un alcool qui vaut bien tous les chouchen des montagnes noires du pays de Coray puisqu'il titre à 95°. Alors que je déterre ces précieuses racines dans la toundra partiellement gelée, un ours blanc nage vers la plage sur le point d'accoster mais ayant flairé notre odeur ou aperçu Pushok et Turgen occupés à chasser le souslik, change de cap au dernier instant. L'ours blanc porte bien son nom, ursus maritimus, aussi à l'aise en mer que sur terre. C'est un véritable mammifère marin. Le grand mâle nage à présent dans les remous d'une falaise. Bien que chahuté par les vagues pyramidales, il tente d'escalader les rochers mais n'y parvenant pas, reprend sa navigation vers le large. Au retour de ma randonnée, j'aperçois du haut des falaises, un, deux, dix, cent, ils sont bien deux cents à chasser les bancs de petits poissons. Jamais je n'ai vu telle concentration de bélugas. C'est un véritable ballet aquatique pour le plaisir des yeux.
Les chiens ont aboyé furieusement toute la nuit et je me demande bien ce qui a pu tant les exciter. Ma petite ronde du matin me fait découvrir une énorme empreinte qui est assurément celle du plantigrade. La piste sinueuse due aux hésitations de l'animal mène à quelques mètres de mon chien vétéran Volk puis retourne vers la plage. Le youjak (coup de vent du Sud) de la fin septembre a chassé toute la glace de mer et les ours ont dû se rabattre vers la côte. Ma cabane est construite sur une lagune : d'un côté la mer, de l'autre le lac. Leur migration automnale vers l'Ouest depuis l'Ile Wrangell passe donc inévitablement par ce couloir de galets étroit d'une centaine de mètres seulement. Dès lors chaque nuit, les chiens vont m'avertir de nouveaux visiteurs. Une longue période de jeûne a rendu les ours de plus en plus hardis, les poussant jusqu'à fureter dans les remises attenantes à ma maisonnette.
Une nuit j'ai la surprise de voir mon gros chien blanc Kula débouler sur la plage. Je crie :
« Kula, ici ! » mais Kula est à mes pieds et l'autre individu, un gros ourson intrépide, courre vers moi ! Je n'ai que le temps de me précipiter dans le corridor et d'abaisser le loqueteau, manouvre bien dérisoire en considération de la force du gros bébé. Au village tchouktche de Billings, une porte de 10cm d'épaisseur a été pulvérisée du seul coup de patte d'un animal affamé.
Un autre soir, alors que les chiens se déchaînent dans un concert de hurlements, je décide une courageuse excursion au dehors armé de ma carabine. J'enjambe Pushok et Kula assoupis dans le corridor et vais pour ouvrir la porte mais me ravise au dernier instant, ayant cru percevoir un étrange grognement. J'observe mes deux chiens affalés l'un contre l'autre et réalise que l'ours est là, derrière la porte. Ses pas lourds sur le seuil me font supposer qu'il est en train de me chaparder les poissons que j'ai suspendus pour sécher.
Une mère et ses deux oursons ont élu domicile non loin de ma demeure, se retirant le jour pour de longues siestes en toundra et se rapprochant la nuit pour de plus en plus audacieuses investigations. Mes nombreux coups de feu d'intimidation ne les inquiétaient pas le moins du monde.
Si cette petite famille paraissait inoffensive, il n'en était pas de même d'un grand mâle, celui là même dont j'avais la première fois repéré les traces. D'un tempérament coléreux, il n'hésita pas à pourchasser l'un des météorologues de la station voisine, le coursant depuis son tracteur jusqu'à son logis.
L'ours est dangereux et imprévisible. Comme l'homme, chaque animal a son propre caractère et son humeur du moment. Un ours repus ne réagira pas comme un ours affamé. Un mâle en rut ne se laissera pas impressionner comme une femelle accompagnée d'oursons.Les règles de conduite face à un ours qu'énoncent les pamphlets touristiques me font sourire. L'une de ces publications recommande par exemple de jeter divers objets qui pourront occuper l'ours le temps de votre retraite ! Larguez un gant, votre chapka, votre portefeuille. C'est à mon avis le plus sûr moyen de retenir l'attention de l'animal sur ce bipède décidément très généreux et terminer à poil votre excursion si tant est que vous puissiez l'achever !
Sur l'Ile Wrangell, une jeune femme de 28 ans, gardienne de la réserve naturelle, est morte récemment déchiquetée par un ours. Cet accident tragique, bien qu'exceptionnel, n'est pas pour me rassurer pour la suite de mon voyage. Avoir à faire à des ours depuis une habitation en dur n'est déjà pas très relaxant ; protégé d'une simple toile de tente plantée près d'un traîneau surchargé de viande n'est, assurément, plus raisonnable du tout.
Compte tenu du retard consécutif à mon accident sur la glace de Tiksi, une rallonge d'un hiver m'est nécessaire pour atteindre le Cap Dejnev, destination finale de l'expédition. La Nature ayant guidé mes pas depuis plusieurs années, je suis résolu à me plier à la dure loi du Nord, car contrairement à nombre d'expéditions, ce n'est pas la politique de communication de sponsors avisés qui dicte mes actes. Je n'aime pas le cinéma que l'on fait autour de l'"Aventure" très souvent galvaudée et parfois uniquement à but commercial. Les plus grands aventuriers sont souvent ceux qui font le moins parler d'eux.
Je ne vais sans doute pas me faire des amis et vous allez encore penser que je tiens des propos bien acides mais la pauvreté des récits de ces aventuriers sportifs avides de records me désole. Nous ne sommes plus au temps où les explorateurs de retour de voyage n'avaient d'autre médium que l'écriture pour transmettre leur vécu. Je connais même une aventurière célèbre en France dont le livre dû être écrit par l'éditeur lui-même d'une part pour sauver le style, mais aussi afin que l' « ouvre » puisse sortir aussitôt l'expédition achevée. Grâce à la présence d'esprit de cet éditeur clairvoyant le livre ne sortit pas avant l'expédition elle-même ! Quoiqu'il en soit l'ouvrage trouva une bonne place sur les étalages des grandes surfaces, entre rayon boucherie et stand de bricolage. Le succès était donc garanti et l'héroïne en question gagna son ticket grand média pour parler humanitaire sur les chaînes nationales. J'avais rencontré ce jeune et brillant directeur de cette maison d'édition parisienne pour laquelle j'ai, détrompez-vous, le plus grand respect. L'entretien fût on ne peut plus bref :
« Trois ans à travers la Sibérie ? Et s'il ne se passe rien ? »
Je sentais bien que la conversation, à peine engagée, prenait une mauvaise tournure. Mais répliquait pour que le dialogue dérive sur un meilleur terrain d'entente :
« Même s'il ne se passe pas grand chose dans Dersou Ouzala l'histoire est pourtant passionnante. »
« Dersou comment vous dites ? Connais pas ! »
Le tête-à-tête était clos.
Peut-être estimerez-vous que mes ressentiments sont issus de quelque jalousie. Simplement plus je fréquente le milieu des « aventuriers » (heureusement de très loin) plus je me rends compte que l'authenticité est rare. En tout cas tromper le public m'agace au plus au point.
Certains pensent qu'une aventure de trois ans est trop longue pour retenir l'attention des médias. Elle continue pourtant d'intéresser le public. A Moscou, le jury d'un festival m'a élu (sans que je me présente !) « Aventurier de l'année ». En témoignent aussi ces 350 messages d'internautes reçus à l'issue de ma précédente actualité. Je ne peux qu'être touché et vous remercier de m'être rester fidèles malgré le silence de tout un hiver suite à ma panne d'ordinateur.
Virgile m'écrit : « Ton voyage m'aide à m'ouvrir l'horizon. » Quel meilleur compliment puis-je recevoir ? Votre courrier m'encourage. Continuez de m'écrire. Je tâche de répondre à chaque lettre même si le délai est parfois un peu long compte tenu du volume de cette correspondance. En outre, je dois me battre régulièrement avec la technique : tantôt c'est un logiciel défaillant, un fournisseur d'accès récalcitrant, un disque dur à bout de souffle, un satellite capricieux ou une messagerie surchargée.
Dans ma dernière actualité, je vous avais promis une rétrospective des évènements de l'hiver dernier et n'ai pu tenir parole. Vous n'imaginez pas le nombre de taches quotidiennes nécessaires dans cette petite baraque de Valkarkay. Certains m'imaginent assis au bord des eaux turquoise tenant d'une main une canne à pêche et de l'autre un verre de bière. Je vous assure que cette image est totalement issue de votre imagination et que toute ressemblance avec quelque individu de votre entourage est tout à fait fortuite. Vous qui prenez le métro chaque matin pour arriver en retard au bureau à cause des grèves, je vous remercie d'avoir une pensée compatissante pour l'explorateur polaire surmené que je suis. Je n'irai pas toutefois jusqu'à dire que je vous envie bien que déguster un bon steak-frites à la terrasse d'un café dans une ville raisonnablement polluée me fasse parfois saliver. Pour revenir à la rétrospective, je vous ai concocté deux nouvelles que je mettrai en ligne prochainement pour un bref flash-back sur les moments forts du Grand Hiver passé.
La porte de ma cabane donne sur le Nord. Face à moi l'Océan Glacial Arctique et le Pôle Nord. Pourtant mon regard se porte toujours vers l'Est. Je reprendrai ma route dès que la glace de mer le permettra. Je ne suis plus qu'à 1500 km de mon but final mais ne sous estime pas pour autant les difficultés. Les statistiques montrent que la côte septentrionale de la Tchoukotka est la région la plus tempétueuse de l'Arctique russe : un jour de vent modéré pour six jours de tempête. Il y aura aussi les ours qui, de plus en plus nombreux, se montrent aussi de moins en moins méfiants envers l'homme. L'aventure Arktika n'est donc pas encore achevée.
Rétrospective 2: Mars 2003 - Mer de Sibérie Orientale / 9000 km
21 mars, -45°. Vive le printemps et volent les hirondelles ! Le traîneau est énorme : 600kg de charge pour une étape de 1000 km jusqu'à Pevek. La base météo d'Ambarchik sera mon unique escale à l'embouchure du fleuve Kolyma.
Je hisse la voile du traîneau en forme de spinnaker et, vogue la galère, nous décollons. Les sastruggis, la neige croûtée et les chaos de glace rendent la progression vite épuisante. Certains amoncellements atteignent des hauteurs vertigineuses, de véritables montagnes de glace me cachant même la côte. Les forces gigantesques issues de la pression des glaces parviennent à hisser des blocs de plusieurs tonnes à plus d'une vingtaine de mètres de hauteur. C'est au sommet de telles collines glaciaires que je repère ma route et fixe mes repères mais je ne peux qu'être plus encore impressionné par la vision de mon traîneau, seul sur cette mer gelée. Quel pays dur ! Cette expédition est vraiment dantesque ! Mais ce soir je respire un étrange parfum dans l'atmosphère: c'est enfin l'odeur du printemps qui vient titiller mes narines.
« L'archipel des oursons », joli nom mais qui présage d'inquiétantes rencontres. Las du difficile terrain le long des côtes, j'ai décidé de traverser le Golfe de Kolyma en ligne directe, droit sur Ambarchik à 170 km. Nous quittons donc la terre, suivant précisément un cap au 145°. Si je n'avais pas les yeux rivés sur le compas, je ne le croirais pas. Pushok semble réglé comme une boussole. Nous devons pourtant effectuer mille virages dans cette zone accidentée de la banquise mais après chaque détour, mon merveilleux chien de tête reprend scrupuleusement l'azimut fixé. Le point du soir me confirme la précision de notre navigation : nous ne dérivons jamais de plus de quelques degrés.
C'est un mirage qui se déploie à l'horizon mais les montagnes qui sont à l'origine de ce phénomène de réfraction sur les couches d'air de différentes températures sont, elles, bel et bien réelles. C'est la Tchoukotka que je distingue à plus de 80km. La Tchoukotka qui se dévoile après 9000 km et trois années d'une difficile randonnée à travers l'Arctique. J'ai du mal à contenir mon émotion, bien que je sois encore loin du Cap Dejnev, pointe orientale de la région et destination finale de l'expédition. Je sais toutefois qu'il me faudra une rallonge d'un hiver pour l'atteindre compte tenu du retard consécutif à mon accident sur la glace de Tiksi. Je suis résolu à me plier à la dure loi du Nord. La Nature a guidé mes pas depuis plusieurs années et, contrairement à nombre d'expéditions, ce n'est pas la politique de communication de sponsors avisés qui dicte mes actes. Je n'aime pas le cinéma que l'on fait autour de l'"aventure" très souvent galvaudée et parfois uniquement à but commercial. Les plus grands aventuriers sont souvent ceux qui font le moins parler d'eux. Je préfère imaginer que je fais lentement ma trace sur la planète. A la seule force de mon corps et de mon mental, je passe, ne laissant derrière moi qu'un sillage vite effacé par la neige ou par la vague.
Nous slalomons entre les chaos de glace en direction du Cap Baranov. Ce cap semble être le lieu de rendez-vous de toute la faune polaire de Tchoukotka. Outre les innombrables traces de renards, nous croisons celles de gloutons, puis de loups et enfin celles du roi de l'Arctique : l'ours polaire. Leur nombre est tel que je charge mon fusil et jette des regards inquiets dans tous les sens. Le terrain est extrêmement chaotique et j'ai la sensation d'être épié par les plantigrades se cachant derrière les blocs de glace. Au passage d'une grande cassure, mon traîneau long de cinq mètres s'est encastré sous un chaos. Je vais passer une heure à briser la glace à la hache pour l'en sortir. Nous atteignons enfin une aire plane et dégagée. Je pose mon fusil et avant de profiter d'une pause bien méritée décide un tour d'horizon aux jumelles. A peine me suis-je éloigné du traîneau que trois formes blanches déboulent sous mon nez. La mère est ralentie dans sa fuite par deux jeunes oursons de la taille de gros chats. Les chiens affalés n'ont rien vu, rien senti ; c'est une chance. La femelle passant sous le vent du traîneau s'arrête soudain puis se dresse sur ses pattes antérieures pour humer et analyser la multitude d'odeurs qui lui parviennent. J'ai sur le traîneau une cargaison de viande de renne, de poissons et de croquettes pour chiens et je la sens bien hésiter devant ce concert d'effluves appétissantes. La sagesse l'emporte finalement sur la gourmandise et la petite famille s'éloigne lentement, jetant de furtifs regards en arrière.
Le brouillard nous a stoppé à l'endroit même où convergent plusieurs traces d'ours, fraîches du jour. Quelle folie de camper ici me dis-je en cuisinant ma viande de renne agrémentée de lardons de phoque. Mais au matin, j'ai la surprise de ne pas avoir été dévoré et nous poursuivons notre interminable marche le long de l'Ile Ayon.
Rétrospective 1 : Février 2003 - Toundra de l'Indigirka / 8500 km
Déjà mon dixième jour passé au village yakoute de Tumat à préparer ma difficile traversée vers Chkalov, minuscule hameau situé à 250 km d'ici et non loin du fleuve Indigirka. La toundra est si accidentée, le chemin barré par de tels canyons qu'il est très rare qu'un habitant se rende au village voisin. La plupart n'y ont jamais mis les pieds et me déconseillent de m'aventurer sur ce parcours. « Tes chiens ne passeront pas. Nos motos-neige, même en caravane, ne s'aventurent pas dans cette région sans l'aide d'un guide. »
Je vais rencontrer l'unique vieillard ayant autrefois effectué le trajet. Bien qu'il trace sur mes cartes un itinéraire que je ne suivrai pas, j'écoute attentivement ses conseils, inscrivant dans ma mémoire chacun des passages difficiles. « Ton traîneau est bien chargé, ton voyage sera long : dix jours au moins. »
J'ai compté pour ma part quatorze jours.
La météo annonce des températures de -60° pour les prochains jours. Il me faut par conséquent être parfaitement paré avant de m'engager sur la piste. Les couturières s'activent pour rapiécer mes parkas de fourrure. Kim m'offre un tour de cou en laine de renard, idéal pour calmer ma sciatique cervicale. Une classe de la petite école a écrit un texte en français que je lis à haute voix aux nombreux spectateurs, médusés, venus assister à mon départ. Un sac de poissons s'ajoute au dernier instant au chargement et je donne enfin l'ordre du départ : « Allez, les chiens ! »
Ivan a tenu à m'accompagner en moto-neige jusqu'à la nuit tombante. Il fait déjà très froid lorsque nous nous donnons l'accolade.
« Garde toujours ton couteau à la ceinture et ton fusil à portée de main. La neige est mauvaise. Ce sera dur pour toi et tes chiens. » dit-il en enfourchant son engin.
Il jette sa cigarette et démarre sa pétoire. Longtemps j'observerai ce phare disparaissant sous la luminescence d'une aurore boréale. Oui, cette étape s'avère difficile mais je me sens prêt à l'affronter, excité même à l'idée de relever le challenge et soulagé de laisser, pour un temps, le monde civilisé derrière moi.
Je stoppe le traîneau au sommet d'une colline et scrutant l'horizon aux jumelles aperçois le canyon de la Khroma. C'est le Colorado du Grand Nord sibérien : des falaises de 90m, des rives abruptes sur toute la longueur du fleuve. Mes cartes topographiques ne m'ont pas trompé. Comment allons-nous donc le traverser ? L'aventure est pour le lendemain. Après avoir reconnu le parcours en raquettes, je décide de lancer les chiens. A Dieu va ! J'ai dû fermer les yeux une demi-seconde et me voilà happé dans le vide. Le traîneau s'est bien réceptionné sur la rivière mais sous le choc, un des patins s'est fendu. Je pousse des cris de joie, les chiens me répondent par des aboiements. Quelle joyeuse équipe nous formons !
Dans la soirée, le vent forcit bien que la température ne remonte pas. Vivre un blizzard par -40° est une aventure dans l'aventure. Trop légèrement vêtu, je dois instamment me changer. Le temps de sortir du traîneau ma grosse parka en peau de renne et je suis littéralement gelé. Le refroidissement dû au vent est de -100°. Accroupi sous le vent du traîneau, je regagne un peu de chaleur et l'usage de mes mains en me recouvrant complètement de mon vêtement. Ce quart d'heure passé sous cette tunique de fourrure dans les bourrasques et la nuit noire me fait réfléchir sur ma condition d'explorateur polaire. J'ai la conviction qu'un si long et difficile voyage fait plus appel à ses ressources mentales qu'à ses capacités physiques. Sans doute n'est-il possible qu'en solitaire à condition d'avoir de bons chiens. Les miens sont excellents, dévoués et adorent la vie de baroudeurs des neiges que je leur fais mener. La somme d'efforts qu'ils déploient sur ce terrain difficile et par de telles températures m'impressionnent.
Aucun indice ne m'aurait prévenu de sa présence. Sans ma carte, je ne l'aurais même pas repérée. Moins de dix mètres de large, des murs verticaux d'une quinzaine de mètres : c'est la rivière Ikiekh. Les jumelles semblent m'indiquer un passage en pente douce vers le Nord-Est, si douce que la rivière semble disparaître. Je lance les chiens à flanc de massif mais sous peu, mon chien de tête marque brusquement l'arrêt. Je cris :
« Pushok, allez ! » Et sans hésitation, Pushok obéit mais subitement quatre de mes chiens disparaissent de ma vue. Je freine immédiatement le traîneau et m'avance prudemment, craignant le pire. Pushok et Kiss-Kiss sont en équilibre sur une vire de glace, à mi-hauteur d'un abrupt d'une quinzaine de mètres. Voltchok et Ermak n'ont pas eu cette chance et se balancent dans le vide suspendus dans leur harnais et retenus par Longgy et Simba qui, à moitié étranglés, luttent pour ne pas rejoindre leurs prédécesseurs.
Mon premier réflexe est de sectionner la traîne centrale d'un coup de couteau, oubliant un seul détail : l'âme de la corde n'est autre que du câble. Je décide donc de dételer un à un les chiens. Aussitôt libéré, Artchoum n'hésite pas une seule seconde et plonge, à son tour, dans le vide pour rejoindre son ami Kiss-Kiss. Pushok, nullement inquiet, observe chacun de mes gestes avec confiance, attendant sagement les ordres. Je sens déjà les chiens du haut faiblir et crains que le traîneau ne soit entraîné et aille se briser au fond du gouffre. Je retiens à présent la traîne à bout de bras et la descends doucement pour que mes quatre alpinistes puissent reprendre pied dans le lit de la rivière. Je commande ensuite Pushok qui entraînant ses quatre compères parvient à trouver un passage hors de la crevasse pour nous rejoindre. Les rescapés sont contents d'être tirés d'affaire, les autres sont heureux des retrouvailles, quant à moi, je n'en reviens pas de m'en être sorti à si bon compte. J'écris dans mon journal de bord le soir :
« Nous ne pouvons compter que sur nos propres capacités. Le calme, cette solitude, ces dangers qui nous rapprochent moi et les chiens rendent cette aventure palpitante. »