http://www.arktika.org  / (© photos : Gilles Elkaim)

Introduction

DECEMBRE 2001

Départ d'Antipayuta / Antipayuta, le 23 décembre 2001
Dix jours que ça dure. A peine ai-je pu entrevoir le village et m'orienter. Nuit et blizzard continuels, on pourrait rêver de meilleures conditions pour préparer le plus difficile itinéraire de l'expédition.

La Péninsule de Gydansk me sépare du bassin de l'Ienissieï. J'ai tracé une route qui pourrait surprendre les Nenets de la région qui voyagent toujours en ligne droite, assis sur leurs traîneaux à rennes. Avec un chargement de 400kg, des chiens non encore rodés ou comme les nouveaux, tout à fait débutants, je dois trouver un passage, même s'il est plus long, offrant le moins de dénivellé possible.

Je vais donc longer la Baie de Tazovsky vers le sud avant de m'engager vers l'est sur les rivières. 400 km jusqu'à une exploitation gazière, en pleine solitude et nature sauvage.
Eric rejoint la France. Nous avons partagé ensemble de difficiles moments et beaucoup de déceptions dans nos rapports avec la population d'Antipayuta. Vols à répétitions de nos chiens, promesses non tenues, parfois même de l'agressivité. Nous laissons donc Antipayuta dans le sillage sans aucun regret.

Brèves présentations des petits nouveaux :

  • Artchoum : beau chien de deux ans mais encore néophyte,
  • Voltchok : tout noir et plein d'entrain
  • Longgy : Le fauve. Volé déjà 3 fois et récupéré sans son collier. Fera-t-il parti du voyage ?
  • Bim : toujours couvert de glaçon et faisant la paire avec son copain Nenets Longgy
  • Kiss-Kiss : un petit jeune plein d'entousiasme, pour l'instant.

Dix chiens, par conséquent, en comptant mes fidèles Pushok, Sokol, Bars, Sharik et Ermak pour entreprendre la traversée de la Péninsule de Gydansk. Restez à l'écoute et suivez ma trace grâce à la mini balise Argos étudiée spécialement par la société Serpe-Iesm.
Je passerai donc le réveillon de Noël, le long de la Baie de Tazovsky. Je vous remercie de l'intérêt que vous portez au projet Arktika et souhaite à tous de joyeuses fêtes de fin d'année.

Antipayuta, 69°06'N 76°52'E / 18 décembre 2001 / Jour 362, 4805 km
Il fait beau ! -15°C et pas un souffle de vent. Je n'en crois pas mes yeux, mes oreilles et mes moustaches libres de glace ! Le ciel a pris une teinte inhabituelle que je ne lui connaissais pas : il est bleu ! Je double le Cap Parousny, serrant les falaises au plus près pour éviter les chaos de glace. La vie est belle et ce soir la lune est ronde, pleine, pour me féliciter, je suppose, de mes bonnes intentions. Se faire l'ami des esprits de la nature me parait bien utile en ce pays ou naissent tous les vents. Vous avez dit " Pourga " ? " Metel " ? A moins que vous ne préfériez " Bouran ", " Paziomok ", " Viouga " " Ouragane " ? En d'autres termes, la tempête avec ses nuances et ses nuisances.

La météo du lieu est donc stable : blizzard. C'est mon lot habituel. Lorsque le vent souffle à 20 m/s et que le thermomètre affiche -35°C, gare aux gelures ! Mais le plus difficile à supporter, ce sont sans aucun doute ces variations de températures, fonction de la direction du vent. Vent d'ouest : -7°C et grisaille, visibilité nulle, j'évolue dans le néant.
Vent du sud le lendemain : -30°C et humidité, je suis couvert de givre. Vent du nord-est le surlendemain: temps dégagé, -40°C, je ne suis plus qu'un bloc de glace mouvant. Le voilà le climat de la toundra sibérienne : dur pour le matériel, impitoyable pour l'homme. Ajoutezà cela le peu de luminosité de la période de la nuit polaire et vous comprendrez les difficultés d'une telle progression. N'imaginez donc pas la beauté des aurores boréales enflammant la voûte céleste au-dessus d'une forêt d'épinettes. Ici, le seul bois que l'on puisse découvrir se trouve sur les berges de la Baie de l'Ob, charrié par le grand fleuve, très au sud. Il y a bien quelques buissons le longs des rivières qui permettent de chauffer les tchoums Nenets. Mais leur fonction semble entraver d'avantage la marche des traîneaux.

Si le pays était pratiquement désert entre Nida et Yamburg, la côte devient plus fréquentée au nord. Le poisson est plus abondant et les pêcheurs plus nombreux. Il m'arrive donc de partager une nuit en compagnie de quelques braconniers, puisqu'ils se désignent ainsi. Ces braconniers vivent dans des wagons ou des citernes aménagées, souvent tellement enfouies sous la neige qu'il est difficile de les discerner. J'en ai même vu habiter une épave échouée sur le rivage. Ils posent leurs filets sous la glace et troquent leurs prises lors de passage de véhicules chenilles. Ravitaillement en vodka assuré.

La pêche à l'esturgeon est interdite. C'est pourtant le poisson le plus recherché. On pêche au printemps des spécimens de 50 à 100 kg avec caviar en sus. Les inspecteurs sont nombreux surtout en période de Nouvel An (il faut bien agrémenter sa table) mais les braconniers, malins, parviennent le plus souvent à déjouer ce genre de pillage.
Il faut dire que le malheureux, surpris en flagrant délit, risque gros : confiscation de son matériel, de sa motoneige et amende d'un millier de francs. S'il y a récidive, chaque esturgeon lui coûtera une année de prison. Mais ne soyons pas dupes, le plus souvent, l'affaire se règle à l'amiable, c'est-à-dire en esturgeons... Les pêcheurs se plaignent d'un mal plus sournois. L'exploitation gazière et pétrolière, pratiquée sans grand soucis écologique, vient polluer les rivières ou fraye le poisson. Inquiétant, lorsqu'on connaît la croissance extrêmement lente d'un poisson comme l'esturgeon.

7 décembre : le ciel est dégagé après une longue période de mauvais temps. J'attends avec impatience le lever du soleil mais le disque rouge refuse d'apparaître et je reste frustré dans une lumière crépusculaire. Nous entrons dans la nuit polaire. Je ne reverrai le soleil que le 15 janvier. Le même jour marque le passage du 50e degré de longitude parcouru depuis le Cap Nord, soit le tiers du parcours a vol d'oiseau.
La silhouette d'un homme tranche sur le ciel rougeoyant. Son traîneau à 4 rennes est garé non loin de lui. Il glane, ça et là, quelque bois de flottage. Il est splendide dans sa " gouze " blanche. La " gouze " est une tunique en peau de renne que l'on porte, poils à l'extérieur, au-dessus de la " malitsa ", qui, elle, se porte poils à l'intérieur. Il vient vers moi, hache à la main, et nous échangeons quelques politesses. Sacha garde un troupeau non loin de là. Les traces de loup que j'ai croisées à deux reprises sur la banquise le contraignent à passer la nuit auprès de ses bêtes et à dormirà la belle étoile par -40°C. Sacha me conseille de rejoindre une tchoum distante de 5 km pour y passer la nuit. J'hésite. Il est déjà tard et 5 km représentent, avec mon chargement, près de deux heures de progression. Tout en discutant, j'observe le ciel en feu derrière lui.
" Avez-vous vu le ciel ? " lui dis-je. " Il fera mauvais demain " Il acquiesce. : " Sûrement beaucoup de vent " me dit-il.

Je décide donc de poursuivre, resserre mes fixations et nous nous serrons la main. Après une heure de route, je suis déjà dans la nuit et le vent commence à s'en mêler. Trouver la tchoum va s'avérer problématique. J'écarquille les yeux et n'aperçois rien d'autre que le gris. Voilà cinq heures que je marche sans avoir rien avalé et mon estomac crie famine. Je le calme d'un bout de poisson gelé et reprends la marche le long de la côte.
Une heure s'écoule encore et je désespère de découvrir le campement quand soudain un feu attire mon regard. Ce ne peut être que la tchoum. Je braque droit vers le fanal à travers la toundra et, en moins d'une demi-heure, arrive à bon port. Deux tchoums s'élancent vers les cieux, une ombre auprès de l'une d'elles m'invite à entrer boire le thé. Deux femmes s'agitent autour du petit poêle. Leurs cheveux longs sont nattés et leurs visages de type indien. La soirée se passe tout à fait courtoisement. Après un copieux repas d'esturgeon gelé, nous sombrons sous les peaux de rennes dans un profond sommeil. Le feu s'éteint et la température chute lentement du fait de la double épaisseur de peaux de la tente.
Minuit : le bruit caractéristique d'une chenillette nous réveille brusquement. La femme saute de son lit et réanime le feu. En quelques instants, un repas est préparé et, selon l'usage, deux bouteilles de vodka sont posées sur la table par nos nouveaux hôtes. Je crains le pire qui ne tarde pas à arriver. Aussitôt, la chenillette repart, les bouteilles sont vidées. Triste spectacle que je fuis littéralement aux premières heures du jour dans un blizzard naissant.

Le golfe de Tazovsky me sépare d'Antipayuta, le but final de mon voyage à skis. Je m'engage dans sa traversée en traçant une route directe de 35 km. La côte s'efface derrière moi et je ne suis plus qu'un point minuscule perdu au coeur de la banquise. La température est de -37°C et le vent me souffle dans le nez, occasionnant un facteur de refroidissement équivalent à une température de -60°C. Le sprint terminal s'engage. J'atteins la côte de Gydansk et, abrité par la terre, le souffle glacial du vent s'apaise. J'y suis donc enfin. Superbe image que celle de ces tchoums plantées à la périphérie du village et encerclées par leurs traîneaux sous un horizon de feu. A deux reprises, je demande le chemin de la station météo ou résident mes chiens et Eric mais les enfants prennent peur. Ai-je donc une allure si sauvage ?
Les chiens ne se doutent pas que l'homme qui s'avance dans la nuit est leur maître. Après 5 mois passé au village, comment vais-je donc les retrouver ? Sharik, le premier, m'a reconnu, puis c'est au tour de Pushok qui fait des pirouettes. Sokol, lui, sautille sur place comme à son habitude, quant à Bars, mon ancien chef de meute, il est méconnaissable. Sa belle allure de fier patriarche a disparu. La queue entre les jambes, les flancs creux, le poil ras, il s'avance timidement vers moi. Je lui connaissais une âme sensible. L'absence de son maître depuis le mois de juillet l'a traumatisé. Le choc psychologique a été d'autant plus dur que César, lui, a administré une sévère raclée. Bars a donc perdu sa profession de chef, il lui faudra retrouver son équilibre mental à mes cotés. Je retiens mes larmes, envahi par l'émotion. J'ai retrouvé ma petite famille. Enfin !

Si vous désirez expérimenter le climat sibérien, venez donc à Antipayuta. Le lendemain de mon arrivée, le vent souffle en tempête, un blizzard qui va durer une semaine entière et qui, du fait d'une panne d'électricité, ne m'autorisera pas à voir le village pendant toute cette période. Pas de bania non plus, je ne me suis pas lavé depuis un mois ! Si seulement Payuta existait, peut-être y aurait-il là-bas un " anticlimat " plus favorable ! Eric et moi vivons donc dans la nuit, entraînant les chiens et tentant d'en recruter de nouveaux. Souvenez-vous de l'ambiance de Karataika du mois d'avril dernier et transposez-la un millier de kilomètres plus loin. La mafia Nenet semble avoir son quartier général ici. Les relations entre les Russes et les " sauvages autochtones " ne sont pas des meilleures. On nous vend des chiens qui sont volés à nouveau le soir même. Des enfants viendront même nous proposer un chien dont l'allure me semble familière : Eric s'esclaffe. C'est César laissé en liberté autour de la maison qui vient de nous être présenté pour... 300 roubles seulement. Une affaire à ne pas manquer ! Pendant mon absence, Eric allait même jusqu'à acheter le poisson qu'il pêchait en compagnie de son ami Sania ! L'accueil de l'administration est à l'image de l'ambiance du village. A Slava venu me vendre une malitsa au double du tarif habituel, je pose la question du pourquoi de cette ambiance. Slava ne sait pas mentir. Il m'avoue que les Nenets n'aiment pas les Russes du fait de la répression qu'ils ont subie durant l'époque soviétique.
" Des amis étrangers, nous n'en avons pas besoin. Nous sommes riches ici grâce au poisson que nous pêchons" me confirme-t-il.
Eric s'est pourtant parfaitement adapté à son environnement. Ne parlant pas un traître mot de russe à son arrivée, il maîtrise, à présent, " l'Espéranto de la toundra ". Tel un chien, il comprend sans pouvoir parler. Eric s'est attaché à transformer mon attelage fait de bric et de broc avec les moyens du bord en véritable attelage préparant l'Iditarod. Les vieux harnais en cuir sont remplacés par de l'équipement de pointe bariole. A l'attelage en éventail à la mode Nenet ou les chiens sont attachés comme des rennes succède l'attelage tandem double avec mousquetons, tug-line et neck-line. Je possède même une ligne stake-out qui permet d'attacher les chiens au repos en quelques minutes. Finis les noeuds et coups de dent qui viennent trancher de vieux bouts de cordes ramassés dans quelques décharges de village. Cette ligne fait des envieux chez les éleveurs Nenets. Quant au nouveau traîneau, ils ont vite tranché par rapport aux leurs, trop lourds. Quelques nouvelles recrues sont mises à l'entraînement : Bim,

En compagnie de deux autres pêcheurs, ils ont observés depuis la banquise un ovni aux 9 hublots éclairés, braquant ses phares à 50m du sol. A son départ, la neige était, paraît-il, devenue de la glace.

Artchoum, Longgy, Voltchok faisant passer mon attelage à 9 individus. Une dixième ne serait pas superflue compte tenu des difficultés qui m'attendent. Pushok s'affirme en tête aux cotés de Sokol. Encore beaucoup de travail reste cependant à faire sur la piste. Neufs chiens par ce climat tempétueux, ça bouffe un renne par jour en attendant les ratios de route Royal Canin.

A l'approche du Nouvel An, les éleveurs de rennes de la Péninsule de Gydansk qui n'ont pas migré au sud rejoignent Antipayuta ou vivent à sa périphérie. Bien entendu, la vodka fait des ravages parmi les autochtones qui n'ont aucune accoutumance à l'alcool dans leurs gènes. Malgré tout, certains ont choisi de ne pas boire ni fumer. C'est le cas d'Ivan, un chasseur Nenet. J'ai immédiatement su lire dans ses yeux la droiture et l'honnêteté. Ivan part régulièrement à la chasse au loup ou au renne sauvage. Seul pendant une semaine, il bivouaque à la belle étoile ; il connaît la région parfaitement. Il pointe sur mes cartes topographiques deux cimetières de mammouths. Une famille de 5 individus parfaitement conservés dans le permafrost : poils, chair, défenses, le tout intact ! Il m'offre un bout de défense et formule quelques plans d'expéditions à mes cotés. En compagnie de deux autres pêcheurs, ils ont observés depuis la banquise un ovni aux 9 hublots éclairés braquant ses phares à 50 m du sol. A son départ, la neige était devenue de la glace....
Voici maintenant la Péninsule de Gydansk à traverser. 450 km jusqu'au prochain village, des montagnes, des rivières, un traîneau de 400 kg, la nuit et les blizzards. Le plus difficile itinéraire de mon expédition durant la période la moins clémente de l'année. Voilà donc ce qui m'attend à l'approche de la nouvelle année.
Pour plus d'informations, se rendre sur le site de Gilles Elkai