SEPTEMBRE -> DECEMBRE 2002
1er Septembre 2002 / Tiksi- Yakoutie / 71°50'N 129°E
7800 km du Cap Nord
La station météo « Sokol » s'efface rapidement dans mon dos. Le courant m'emporte à vive allure, malgré le vent, décidément toujours contraire. Ivan, le météorologue d'origine Evenke à tenu à assister à mes préparatifs de départ. Pendant mon séjour à la base, il m'a décrit, par le dessin, sa vie d'antan, lorsque, tout jeune garçon, il nomadisait avec ses grands-parents, éleveurs de renne. La caravane constituée de quelques familles quittait la rivière Olienok, au printemps, pour rejoindre le Delta de la Lena, à travers les montagnes. L'été se passait à pécher, sécher le poisson (mouksoun, omoul, taimen) ou la viande de renne lors de chasses occasionnelles. Ivan me raconte comment sa grand-mère, chamane, parvint à le guérir de sa jambe malade. La vieille dame commença par faire un grand feu autour duquel, elle se mit à proclamer des incantations dans une langue étrangère à Ivan :
« Court et va chercher un renne tout blanc dans le troupeau » dit-elle à son vieillard de mari. L'animal, capturé au lasso renifla la jambe du jeune garçon assis dans l'entrée de la tente de peau.
« Dès le lendemain, je pouvais courir après le troupeau. Malheureusement, ce temps là est révolu, nous avons aujourd'hui oublié jusqu'à notre langue natale » m'avoue Ivan.
Ivan trouve en moi comme un point d'ancrage dans son passé...
17 novembre 2002 : Le départ de la sixième étape
Tiksi- Yakoutie 71°50'N 129°E
Le Nord a revêtu son manteau hivernal. Le thermomètre oscille déjà entre -25° et -35°. Les couleurs chatoyantes de la toundra automnale se sont effacées, gommées par le blanc de la neige. La mer s'est alourdie du poids de la banquise dont l'épaisseur atteint déjà plus de 40cm dans la baie. Le sifflement du vent dans les antennes de la base météo Polarka est effrayant. Son ricanement semble vouloir me dire qu'il n'est prêt à aucun pacte pour ce troisième hiver. Le réchauffement de la planète n'a pas encore atteint, semble-t-il, ces contrées désolées de la toundra sibérienne. Le soleil s'est couché hier pour plus de deux mois, nous entrons dans la longue nuit polaire.
Expédition Arktika : Gilles Elkaim fait naufrage sur la banquise
du nord de la Sibérie
Communiqué de presse (Gilles au téléphone 22.11.2002, 18h Moscou.)
Le Français Gilles Elkaim tente de relier l'Atlantique au Pacifique par une longue traversée en solitaire de la Sibérie le long des côtes de l'océan glacial arctique. Plus de 12000 km à parcourir dans le froid extrême et à l'écart de toute civilisation, à pied, en kayak, à skis, en traîneau à rennes et en traîneau à chiens.
26 nov 2002 : Le sauvetage du marcheur polaire français Gilles Elkaim
Le sauvetage du marcheur polaire français Gilles Elkaim par des secouristes militaires russes : une combinaison exemplaire de courage, de coordination et de technologie.
Gilles Elkaim a pu être arraché à son enfer de glaces en un temps record : trois heures seulement après son signal de détresse l'opération de sauvetage a été bouclée en 20 mn. Cela relève d'un exploit à trois dimensions : logistique, humaine et technologique.
Tiksi 29 novembre 2002 : Les chiens se font la belle !
Retenu à Tiksi en attendant de recevoir des pièces d'équipement perdues sur la banquise, j'en profite pour dresser un nouveau chien de tête. Kiss-Kiss est un caractère ! Agé d'à peine deux ans tout au plus, petit rablé, c'est un infatigable sprinter. Il adore le traineau et aime la vitesse. Il se défonce dans son harnais comme aucun autre chien dans l'équipe. Kiss-Kiss est pourtant le plus petit de la bande mais n'hésite pas à chercher des noises au grand Kula ou à déchirer l'oreille de l'innocent Voltchok. Chacun recherche sa compagnie, surtout Artchoum pourtant caractériel. Il faut dire que Kiss-kiss ne se fatigue jamais de jouer quelles que soient les conditions atmosphériques.
Le petit noiraud est un pur Laïka Nenets. Peut-être était-il voué à devenir gardien de troupeau de rennes si la Providence ne l'avait mis sur ma route un beau jour de Décembre, il y a un an, au village d'Antipayuta. Kiss-Kiss avait déboulé du village et enragé venait gêner notre entraînement sur la rivière. Je lui avait passé un collier et l'avait attaché au traîneau mais Kiss-Kiss ne s'était pas laissé dompter pour autant. Qu'à cela ne tienne ! Je lui avait passé un harnais et l'avait intégré à l'équipe. Nous partions deux jours plus tard pour la glaciale traversée de la Péninsule de Gydansk, expérimentant des températures de -60° : un enfer !
Kiss-Kiss n'avait pas failli à sa réputation. Il fournissait tant d'efforts sans savoir se contrôler qu'il lui arrivait de saigner de la bouche.
17 décembre 2002, Tiksi : Vous avez dit blizzard ?
Un mois a déjà passé depuis mon départ de Tiksi et je suis toujours à…Tiksi ! J’ai donc battu là mon record de lenteur. Je dois vous avouer que je n’en suis pas très fier. Peut-être aurait-il mieux valu passer sous silence cette dernière actualité pour vous faire fantasmer sur ce valeureux explorateur lancé coûte que coûte à l’assaut de la Grande Sibérie. Mais voilà, je ne suis pas attendu au Détroit de Béring pour le journal de 13h. J’ai d’ailleurs horreur du maquillage et, malgré leur charme, je ne supporte pas l’affairement des coiffeuses qui s’acharnent sur ma tignasse avant chaque présentation télévisuelle. Je me souviens de ce passage sur la Une de la télévision russe à une émission bien connue où en fait d’interview, je n’avais fait qu’assister au show, très réussi, des présentateurs vedette. Le régisseur était satisfait et l’on me reconnaissait le lendemain dans le métro moscovite. J’étais donc sur le chemin de la célébrité…
Mais revenons à nos moutons ! A Tiksi, j’ai bien d’autres chats à fouetter… Que je vous rassure avant toute chose, mon retard n’est pas dû à une autre escapade de mon attelage. Mes chiens se portent bien et ont retrouvé leur plein dévouement envers leur maître chéri. Longgy, mon Nenets rouge, boîte cependant et est exempté de traîneau sur certificat médical mentionnant abcès douteux à la patte antérieure tribord. J’ai calmé un tant soit peu les ardeurs de mon bolide Kiss-Kiss en le réintégrant dans le peloton. Artchoum a approuvé la décision en constatant que son petit complice n’était plus qu’à une longueur de museau mais l’allure s’en est trouvé réduite d’au moins 5 km/h.
Que s’est-il donc passé pendant ces deux dernières semaines ? Rien. Je veux dire rien qui justifie une quelconque news à envoyer à des centaines d’abonnés. Il n’y a pour ainsi dire plus de luminosité et le blizzard souffle en permanence. Rien de très surprenant en plein mois de décembre dans le Nord de la Yakoutie si ce n’est que ces tempêtes à répétition sont de la catégorie de celles qui tuent ! Le blizzard noir comme on dit par ici. Celui dans lequel vous perdez toute orientation en quelques secondes, celui dans lequel vous vous égarez à jamais à quelques pas de votre habitation. Un blizzard de cette trempe soufflant à plus de 120km/h avec une température de -30° est de nature à vous geler en quelques instants. Inutile d’errer pour retrouver vos repères, c’est le plus sûr moyen de finir en congère. Rien qu’un ordre d’idée : une congère haute de 4m s’est formée en l’espace d’une seule nuit à l’endroit même où j’attachais mon grand Kula. Le malheureux aurait fini ses jours enseveli sous cette avalanche ou étranglé par sa chaîne si je n’avais pas eu la présence d’esprit de lui trouver un meilleur abri. Le seul salut lorsqu’on ne retrouve plus son chemin est de creuser la neige et attendre l’accalmie. Attendre oui, mais combien de temps ? Voilà six jours que la tempête se déchaîne sans interruption. Six jours dans un trou de neige : la fin logique d’une belle carrière d’explorateur…
Terrifiant, infernal ! Le corps penché à 45°, je tente de progresser contre ce qui n’est plus qu’un mur glacial : le vent. Il faut vite libérer les chiens. J’en ai vécu des tempêtes sur mon chemin mais de cette race rarement si ce n’est celle qui m’a réexpédié à la case départ. Pas étonnant que cette région soit répertoriée comme l’endroit peuplé le plus inhospitalier de la planète. Je comprends enfin pourquoi, malgré les nombreuses plages et l’endroit certes pittoresque, les agences de voyage n’ont pas inclus Polarka-Tiksi Resort dans leur catalogue.
Mes chiens, eux, apprécient de plus en plus le gros temps. Je crois même qu’il commencent à perdre leur fibre aventurière à être hébergés dans les corridors de la base météo, voire dans ma chambre pour certains privilégiés qui supportent les amplitudes thermiques de plus de 50°. Kiss-Kiss ne se démonte pas et vient me tenir compagnie sur mon lit pour de douces et tendres nuits. Nous sommes loin de la vie d’expédition. Ma fierté en prends un coup mais qu’y puis-je puisque tous les vols militaires qui devaient me faire parvenir les pièces d’équipement indispensables perdue sur la banquise sont annulés jusqu’à nouvel ordre.
On ne plaisante pas ici avec la météo. Sergey de la base m’a même suggéré qu’il faudrait bientôt penser à préparer mon kayak pour ma très prochaine navigation estivale !
Le 20 décembre 2002, Tiksi : Le jour le plus court
Demain sera le jour le plus court de l’année, le solstice d’hiver, date de mon second départ vers de nouvelles aventures. Nous sommes donc au coeur de la nuit polaire et pourtant je me réjouis car nous allons de nouveau vers la lumière. Dans un petit mois je reverrai l’astre du jour et ses rayons changeront ma vie d’explorateur. Il faut avoir vécu cette longue nuit pour comprendre la signification universelle du Dieu Soleil. Que les aventuriers printaniers en route vers les Pôles me pardonnent mais je considère que celui qui n’a pas expérimenté cette vie de taupe à la seule lueur d’un crépuscule de quelques heures ne peut prétendre savoir ce qu’est vraiment l’Arctique. Quelles que soient les difficultés ou les températures rien n’est plus dur à vivre que la nuit permanente. Je vis ma quatrième nuit polaire et la connaissant bien, je l’appréhende de plus en plus et la redoute. Le polar night blues est, cette année, parvenu à m’atteindre. J’ai eu beau le refouler il s’est insidieusement insinué en moi jusqu’à m’imprégner de sa dépression latente.
Les -40° quotidiens ne sont pas parvenus à geler la Baie Bouor-Khaya au sud de Tiksi. Les vents furieux et les forts courants brisent la banquise régulièrement. Je vais donc être contraint de passer par les montagnes pour atteindre le village de Khara-Oulakh situé à 150km au sud. Cette Baie a très mauvaise réputation depuis des siècles. L’explorateur russe Lassinous envoyé en mission secrète en 1733 par Pierre Ier pour reconnaître les côtes de l’Amérique et cartographier la côte nord de la Sibérie fut contraint d’hiverner à l’embouchure de la rivière Khara-Oulakh. Lassinous ne reverra jamais le printemps, s’éteignant à quelques encablures du lieu même ou je fut emporté sur mon glaçon par l’ouragan du 19 novembre dernier.
30 Décembre 2002, Khara-Oulakh / 7959 km du Cap Nord
Le col franchi, je jette un dernier regard derrière moi. Le projecteur de la station météo Polarka est encore visible et il me tarde de mettre de la distance entre mon navire des glaces et ce qui fut notre résidence depuis le 30 août dernier.
Nous dévalons les pentes les unes après les autres, nous frayant un passage dans le dédale montagneux. La pleine lune offre sa luminosité argentée et nous permet de prolonger notre étape. C’est beau me dis-je, beau mais tellement froid d’aspect. Le noir du roc se marie bien avec le blanc de la neige pourtant un seul mot me vient à l’esprit : austère.
Au détour d’une montagne, la neige a disparu et nous nous retrouvons à hâler le traineau sur une caillasse érodée par des siècles de tempêtes. Il faut reprendre par la banquise.
La glace tient bon en bordure de côte et les chiens paraissent heureux de recouvrer leur profession de foi. Nous stoppons pour notre deuxième bivouac face à notre campement du 19 novembre dernier où l’ouragan nous emporta au large. J’exorcise ma défaite d’alors en célébrant l’événement sous la tente. Après tout nous sommes le 24 décembre et je crois me souvenir que c’est le jour où une bonne partie de la population française tient absolument à se goinfrer pour fêter la naissance d’un petit Jésus. Au menu du réveillon : du sec. Champignons séchés, poudre d’œuf, oignon séchés et viande séchée font ce qu’ils peuvent pour donner un peu de gaîté à mes papilles gustatives. Le réchaud ronronne et le vent siffle dans les haubans m’annonçant que j’aurai tout le temps, pendant les prochaines 48 heures de tempête, de digérer convenablement mon maigre dîner.
Il est 9h du matin lorsque je m’extirpe de mon congélateur. C’est le noir total et je me demande si je ne me suis pas trompé d’heure. Ah le bonheur que celui de la douche glaciale par -40° ! Inutile même d’ôter ses fourrures, le rafraîchissement est garanti. Faut-il quand même être « givré » pour faire du tourisme en plein mois de décembre sur les côtes de l’Océan Glacial Arctique. On a beau aimer le camping et se réconforter des vertus de la vie en plein air, on se demande parfois si on ne s’est pas trompé de destination ou de saison…
Les chiens batifolant dans la neige on tôt fait de me rappeler que les Iles de La Société ne sont pas encore inscrites sur mon itinéraire, et je me met au travail pour réanimer mains et pieds qui ne supportent pas les états d’âme.
Le voilà le Cap Khara-Oulakh. Ci-gît Lassinous, navigateur russe envoyé par Pierre 1 er pour explorer les côtes de la Sibérie en 1733. Je comprends mieux pourquoi leur cabane d’hivernage construite à la hâte sur les terres basses fût détruite par les glaces lors d’un ouragan. Je tente le passage du Cap par la banquise mais fait demi tour au pied de la falaise offrant une verticale de près de 100m. La jeune glace ne me dit rien qui vaille et m’oblige à contourner le cap par une ascension par les terres.
Pushok est soudain en éveil et choisit un cap qui nous emmène droit sur le village à 30 km. Qu’a-t-il donc perçu ? des sons, des odeurs, des lumières ? Je fais celui qui n’a pas compris et lui impose une route vers la côte. Rien à faire Pushok reprend son cap. C’est là toute la science d’un bon chien de tête : ne pas se laisser influencer par les ordres, supposés erronés, de son maître.
L’administratrice du village, Matriona Gavrilovna, sors de sa petite mairie en bras de chemise pour m’accueillir tellement soulagée de me voir arriver enfin. On s’inquiétait déjà. Nous cassons quelques barrières au passage pour rejoindre le logis du médecin où l’on a décidé de m’héberger. Kiginchour vient de Kirghizie, petite république d’Asie Centrale située au nord de l’Afganistan. Elle donne toute son énergie dans son petit hôpital pour combattre l’alcoolisme, le principal fléau. Une Kirghize en pays yakoute pourrait paraître surprenant pourtant l’histoire nous apprend qu’au 7è siècle, les Kirghizes vivaient dans les forêts du Nord, dans les régions de l’Ienissey inférieur, pratiquant le chamanisme, et étant considérés comme le peuple le plus nordique de la Sibérie centrale.
Je ne parviendrait pas à quitter le village, retenu par le chaleureux accueil de cette famille tenant absolument à me voir fêter la nouvelle année en leur compagnie. Les cadeaux pleuvent. Une chapka, des chaussons en fourrure de renne, une très chaude paire de moufle en fourrure de mouflon et renard, deux peaux de renne viennent encore alourdir le traîneau.
Paix et Bonne Année à tous !