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JANVIER 2004 24 Janvier 04, Baie Dolgoye. Mer de Sibérie Orientale / 69 50'N 173 09'E Au delà de l'isba en ruines qui nous a vu faire demi-tour lors de tant d'entraînements, nous attends l'enfer des glaces : des chaos gigantesques au travers desquels il faudra coûte que coûte faire passer un traîneau d'une demi tonne ayant subi une grave avarie. Ma réparation tiendra t-elle ? Cette eau libre a moins de 2 km ne va t-elle pas nous engloutir ? La tente supportera t-elle les tempêtes d'un quatrième hiver ? Les chiens ? Onze chiens pour tracter cette énorme charge qui nous assure une autonomie complète pour plus d'un mois. Onze chiens car Artchoum nous quitte pour vivre auprès d'un chasseur. Je sais que la décision est sage pourtant je regrette déjà cet excellent Laika, robuste mais tellement dangereux pour la meute. Artchoum a des gènes de killer. Artchoum avait tue mon cher Sokol il y a 3 ans, puis tente de supprimer Ermak et Kula récemment, ayant échappe de justesse a la précision de son coup de mâchoire perforant la grosse veine du coup. Lena fait les dernières photos avant de fondre en larmes. Sans elle jamais je n'aurais pu préparer ce départ aussi minutieusement. Pushok ne cesse de se retourner en entraînant son monde. Il a bien compris depuis plusieurs jours le pourquoi de tels préparatifs. Loin d'être enthousiaste à l'idée d'un nouveau départ, il trouvait bon de se cacher dans les ruines, espérant probablement que, par chance, j'oublierais de l'inscrire sur la liste des nouveaux candidats a la galere. La cabane s'éloigne bien vite et nous voila déjà confrontes aux chaos. Le traîneau tangue, gîte, craque, crisse, souffre mais se fraie un passage le longs des noires falaises. Jusqu'au Cap Kozmina, nous affrontons l'océan des tempêtes et soudain le paysage s'entrouvre : une baie, une plage sur laquelle nous jouissons a plein poumons du vent d'Est par une douce température de -35. Plus nous avançons vers l'orient, plus les chaos se font rares mais plus la glace parait fragile. Mes cartes m'ont déjà mis en garde. Le Cap Kibera, face a l'Ile Chalaourova devrait être le tournant de mon étape, un virage a 90 degré sur ma route. Un cap aux courants redoutables, 30 km de falaises au delà desquelles je devrais toucher une meilleure glace. Durant ces jours de progression, je n'ai que des visions de chaos gigantesques me barrant le passage ou de glaces traîtresses cèdant sous nos pas. Je grimpe pour une observation au sommet du dernier chaos. Le cap et l'île se profilent à l'horizon. La glace semble lisse sans un seul champ de glace chaotique heurtant le regard. Nous coupons au travers de la baie, peinant dans une espèce de saumure n'offrant aucune glisse. Tiens, un trou de respiration de phoque dans un chenal gelé ! Ce détail aurait du me faire courir vers la terre mais je me contente de faire quelques photos avant de reprendre la marche. Les chiens peinent de plus en plus. Assoiffes, eux aussi commettent une erreur : celle de s'abreuver de cette gadoue salée. Cette fois nous longeons un chenal d'eau libre qui me donne froid dans le dos. L'eau bouillonne à notre passage tandis que notre plaque oscille. Un phoque montre le bout de son nez, espérant peut être trouver en nous de nouveaux compagnons de jeux. Mon sang ne fait qu'un tour. Nous marchons presque sur l'eau, sur une glace de 10cm d'épaisseur avec un traîneau d'une demi tonne ! Si le vent se lève, ce chenal s'élargira en quelques secondes et nous seront perdus. « Djii !» Pushok s'élance pour franchir la cassure mais n'y parvient pas et tombe à l'eau. Je m'élance au bord des eaux noires pour le tirer violement par le harnais. En quelques minutes, sa belle fourrure de loup se métamorphose en guenille de glace. La cassure court vers le cap nous interdisant la cote. Il faut de toute urgence la traverser. Je libère tous les chiens et improvise en toute hâte une longue traîne centrale et franchi la cassure d'un bond. Certains chiens m'ont rejoint. Pushok prend son deuxième bain. Kula et Voltchok pataugent dans les eaux sans pouvoir reprendre patte sur la glace. Les moins courageux sont sagement couches au pied du traîneau, visiblement peu enclins a se faire mouiller. Je dois les faire traverser un a un, franchissant moi-meme le chenal a chaque fois. Nous sommes tous passes, ne manque plus que le traîneau. Je réattelle et le voila de nouveau a nos cotes. La cote est à 4km. Les patins ne glissent plus et les chiens ont perdu toute leur énergie. Tobby, malade d'avoir bu cette neige saumâtre, s'écroule. Nous le laissons derrière. Il nous rejoindra un peu plus tard. Enfin la cote mais une nouvelle cassure, trop large, nous l'interdit. La nuit tombe et des traces fraîches d'ours polaire viennent ajouter au stress de l'équipe. Je prends les devants, fusil sur l'épaule pour motiver mon attelage qui n'en peut plus. Il devrait se trouver une isba sous le cap qui si elle tient encore debout nous permettrait de nous sécher. Qu'il est bon de se retrouver sur la terre ferme ! Tobby nous rejoint à 3h du matin et reprend sa place de lui-même à la ligne d'attache. Nous passons 48 heures dans le confort et la chaleur du petit bania. Avec cette température de -40 et le temps calme, la glace devrait se consolider. J'ai pense un instant couper a travers les montagnes mais préfère tenter le coup de poker du passage par la banquise. A Dieu va ! L'attelage s'élance et traverse un champ de chaos bordant une glace jeune datant de quelques jours. Pushok sait choisir sa glace dorénavant sans faute. Ses deux bains y sont pour quelque chose. Nous y sommes à la pointe maudite. Les murs de pierre ocre nous surplombent. Un nouveau pays s'offre a nous, presque ensoleille car les montagnes sont a présent à notre ouest. Le soleil éclaire déjà les cimes et la banquise très loin a l'horizon. Nous slalomons sur la jeune glace et atteignons la sécurité du fond de la Baie Dolgoye. Laissant le Cap Kibera et l'Ile Chalaourova dans la brume rosée du crépuscule. 10 janvier 04,Valkarkay, Tchoukotka : La Côte des tempêtes Le vent règne en maître, s'alliant au froid pour refouler ces êtres totalement inadaptés que sont les hommes. L'hiver, implacable, n'a aucune compassion pour les faibles, n'a que faire des jeux futiles de ces explorateurs dont l'arrogance va même jusqu'à hisser fièrement l'attribut « polaire ». Les « Polaires », les seuls, les vrais arborent une fourrure immaculée et ne craignent ni les morsures du gel, ni les jeux maléfiques de la banquise. Ils n'ont ni peur des chaos vertigineux, ni de la nuit permanente. Ils n'ont qu'une seule angoisse, la terreur du feu, celle qui pénètre leur corps puissant à la vitesse de l'éclair, celle qui fait basculer leur insouciance en panique ou colère, celle qui brise d'un seul coup leur force herculéenne. Cette torpille qui pénètre jusqu'aux entrailles est la seule qui puise porter une culbute fatale au Roi de l'Arctique, faisant basculer une masse robuste en un tas inerte de viande et de graisse recouvert d'une fourrure qui fait l'apanage des plus grands chasseurs : les « piniartorssuaq » comme on les nomme avec déférence au Groenland. L'ours hait l'homme, son seul prédateur. Je les ai vus de si près, les ai sentis, les ai attentivement observés. Je l'ai compris en observant leur désinvolture face aux déchaînements des éléments et en ai tiré des leçons d'humilité. J'ai bien cru au réchauffement climatique de la planète qui nous avait offert un automne complaisant. Oui l'hiver avait bien du mal à s'installer, nous rappelant presque la douceur estivale. A présent j'attends la tempête de l'hiver, celle dont on parlera jusqu'au printemps. Je l'attends et la redoute. Les modestes blizzards servis en hors d'ouvre chaque semaine et approchant les 100 km/h ne sont qu'un avant goût de ce qui m'attend sur la piste. L'ouragan de l'hiver pourra dépasser les 150km/h et brisera cette banquise instable de la Mer des Tchouktches ou de la Mer de Bering. Je me suis préparé dans l'attente de ce piège, puisse notre étoile nous servir de phare pour le déjouer. Le temps a passé terriblement vite. J'ai donc vécu huit mois dans cette cabane de Valkarkay sur la pointe Nord de cette magnifique région qu'est la Tchoukotka. Cette pause nécessaire dans ma vie de nomade m'a permis d'expérimenter la rude vie de chasseur du Grand Nord. J'ai tenté de prendre quelques kilos en prévision des épreuves à venir en avalant des monceaux de viande issus de ma chasse. En vain, la graisse refuse obstinément d'adhérer à ma musculature. Il en est tout autrement des chiens dont le ventre ballonné traîne dans les chaos de glace risquant de freiner notre progression. Sharik et Purga sont ronds comme des barriques. En plus des excellentes croquettes Eukanuba, j'ai préparé quelques délicatesses de route pour certains de mes chouchous tels Pushok, Kula, Simba ou Kiss-Kiss : quelques filets de phoque séchés et des tsaïga (espèces de capelan) congelés. Occupé à différentes réparations importantes, je n'ai pu entraîner les chiens pendant une bonne semaine. La conséquence en fut désastreuse. L'énorme énergie assimilée lors des repas ne parvenant pas à être dissipée lors des promenades guidées par Léna, Artchoum trouva bon de mettre une trempe au petit husky Ermak. J'aurais pu approuver son initiative considérant le caractère agaçant du petit geignard si ce n'est qu'Artchoum n'était pas loin de faire tomber ma meute au nombre de onze, tentant sciemment de l'étouffer en lui comprimant l'artère du cou. Ermak, la langue ensanglantée ne dut son salut qu'à l'expérience de Léna, parvenant à faire lâcher prise à mon killer en série en le soulevant par la queue. Quelques jours plus tard, je commets une erreur impardonnable en libérant Artchoum quelques instants alors que Kula, faute de femelle à portée de museau, flirte avec Purga. Kula se jette immédiatement sur lui sauvagement. Kula est fort comme un lion mais je sais Artchoum extrêmement dangereux et crains le pire pour mon grand fauve adoré. Le combat est farouche. C'est encore par la queue que je vais traîner sur 200m le malheureux Artchoum, mordu férocement au cou par Kula devenu méconnaissable et n'écoutant plus mes ordres tant il est déchaîné. Je parviens à bout de force au seuil de la cabane pour héler Lena. Tirant chacun de notre côté par les queues respectives des assaillants nous parvenons enfin à les séparer. Je pense Artchoum à l'agonie mais mon killer est frais comme un grillon. Kula, maculé de sang, semble aussi fier de son coup. Son opération des yeux semble avoir porté ses fruits ! Quant à moi, je suis cassé par cette épreuve : je souffre d'un lumbago après avoir traîné ces 80kg de viande enragée (vous comprendrez à présent l'utilité de la ceinture sus-citée). J'ai le gros orteil foulé et me suis brûlé les bronches à force de gueuler dans l'atmosphère glaciale.En prévision du prochain cataclysme canin, j'ai eu la bonne idée de caser un feu à main de détresse dans mon sac de traîneau afin de faire feu à bout portant lors de la prochaine castagne. La plupart de mes chiens ont à présent trois ans et sont au summum de leur forme, pour le meilleur comme pour le pire. Chaque chien est issu d'une région différente de l'Arctique russe, ce qui constitue un attelage unique au monde. Certains d'entre eux comme Kula, Pushok, Turgen, sont de race non-homologuée bien que de pure origine. Leur standart n'a jamais encore été répertorié. Kiss-Kiss est un pur Laïka Nenets quant à Simba bien que ne possédant pas toutes les caractéristiques du samoyède moderne, il paraît être de cette pure race qui existait au début du siècle dernier dans l'Arctique russe européen. Refermant cette parenthèse académique, je peux vous assurer que je possède une sacrée bande de grognards ! J'allais oublier la bonne nouvelle : Sharik, le squelette de Karataïka qui ressemble aujourd'hui à une grosse vache, est papa de 4 chiots. Ses nombreuses escapades à la station météo voisine avaient pour but d'assurer sa descendance de clochard reconverti. Le collectif de la station a décidé à l'unanimité de nommer le plus gros des chiots : Gilles. Ne vous étonnez donc pas, futurs touristes de l'Arctique, si l'un de ces molosses vient à vous courser lors de votre prochaine visite. Il paraît que ces trois années de navigation solitaire ne sont pas parvenues à améliorer mon caractère. Je mets la dernière main à mon équipement. Il a fallu réparer les patins fissurés du traîneau en tenant compte des conseils de Stéphane, ingénieur spécialiste en structures de l'Esa, revoir toutes les coutures et refaire avec les moyens du bord la charpente d'une tente qui attaque son quatrième hiver, traiter les peaux pour confectionner de nouveaux vêtements de fourrure. J'ai appris les gestes précis d'une préparation méticuleuse et quitterai ma chère cabane dans quelques jours, reprenant la piste pour tracer une douce caresse dans le silence de la planète blanche. Les conditions de glace sont extrêmement défavorables cette année : chaos immenses et eau libre à moins de 2 km. Je ne m'étendrai pas sur la météo, elle est typique de la Tchoukotka .
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