MAI -> OCTOBRE 2000
Octobre 2000 : Rencontres à Moscou
Les derniers jours passés à Moscou ont été riches en rencontres de toutes sortes. Gilles a présenté son expédition aux élèves du lycée français et d'une école russe qui vont dorénavant le suivre par le site internet. Le 26 octobre l'expédition Arktika a été invitée à la soirée organisée par le Club France à l'Ambassade. Créé il y a trois ans le Club France est une association qui réunit les hommes et les femmes de la Communauté d'Affaire Francophone en Russie. Une semaine avant le départ hivernal une conférence de presse a été organisée pendant laquelle Gilles a exposé aux journalistes russes ses impressions concernant la première étape et ses projets pour l'étape à venir. Malheureusement, le permis de port d'arme de chasse n'a toujours pas été obtenu et les pourparlers avec le gouvernement russe se poursuivent. Accaparé par les invitations de toute part, il faut encore trouver du temps pour parfaire la préparation technique de l'expédition. Gilles a étonné les Moscovites en testant la flottabilité de son traîneau , car l'action se déroulait sur un plan d'eau en plein centre de Moscou.
Retour à Moscou
Coincé entre les quatre murs du minuscule appartement que j'occupe pour un mois, j'ai du mal à réaliser que mon aventure en Mer Blanche n'est pas un simple produit de mon imagination.
Quatre mois de mer en lutte contre les éléments auraient dû me forger une carapace mais les règles du jeu en société ne sont pas celles de la nature. Le retour à la vie citadine ne ressemble guère au repos du guerrier mais plutôt à une épreuve de plus à surmonter pour poursuivre sa route vers le Détroit de Béring.
L'expédition est divisée en six étapes (deux étapes annuelles) afin de permettre l'échange de matériel entre l'été et l'hiver d'une part mais aussi pour relancer les négociations en vue de l'obtention des autorisations spéciales qui ne sont valables qu'une année. Pas moins de cinq permissions sont nécessaires pour un parcours en zone strictement réglementée: celles du Service Fédéral des Frontières, la Sécurité de l'Etat (ex KGB), Quartier Général des Forces Armées, du Ministère des Sciences et de la Technologie et du Comité d'Etat pour les Affaires du Nord, sans parler des permis pour le téléphone satellite et la balise de détresse obligatoire. Peut-on concevoir tant de paperasseries pour tout bonnement se hasarder à percevoir la beauté du monde ?
Ce projet est tout autant un défi administratif que sportif. L'obtention du port d'une arme de chasse m'ayant été refusée pour la première étape, c'est auprès du Ministre de l'Intérieur en personne que les tractations sont à présent engagées.
Mon prochain parcours hivernal s'effectue sur la banquise fréquentée par l'ours polaire. A l'intérieur des terres, j'envisage de me déplacer en traîneau à rennes sur certains tronçons de la toundra sibérienne où les loups sont nombreux. Un fusil est donc indispensable pour protéger non seulement mon attelage, mais aussi ma modeste personne.
Quoiqu'il en soit, il me faut attendre que les grands froids viennent figer le paysage dans son manteau de glace afin de reprendre ma marche vers l'Est. Malgré l'extrême difficulté du parcours avenir, il me tarde de m'engager dans cette longue hivernale au cour de la nuit polaire en faisant, cette fois, ma trace dans la neige fraîche.
Septembre 2000 : 200 km pour retrouver la mer
Après avoir remonté depuis Arkhangelsk les rivières Dvina et Pinéga avec beaucoup d'efforts, Gilles a atteint la ligne de partage des eaux et vogue sur la rivière Kouloï.
Il lui reste encore 200 km dans la direction du Nord pour retrouver la mer et se diriger vers le point final de la première étape: le village Mezen.
La fin de l'étape peut s'avérer difficile : les marées de 11 mètres maximum, le courant, les bancs de sable. Mais en attendant, Gilles se laisse emporter par un faible courant et a enfin un peu de répit. Mais il souffre toujours de la forte tendinite au bras droit.
La fin de la première étape
Après la remontée sur 500 km des rivières Severnaya Dvina, Pinéga et la descente de la Kouloï à travers la taïga Gilles a atteint la Baie de Mezen ou sévissent les plus fortes marées de la Russie (11m), créant de redoutables courants. Ainsi s'est achevée la première étape de l'expédition.
Voici les dernières nouvelles de l'aventurier :
"Quelques jours avant l'arrivée de la première étape, je me trouve confronté à de difficiles conditions de navigation dans l'estuaire de la rivière Kouloï. Le coup de vent qui a duré trois jours tire à sa fin, mais les marées atteignent 10m avec de violents courants rendant le passage dans la rivière Mezen dangereux. Je vais passer la nuit dans une confortable petite isba. Son propriétaire me rendra visite quelques heures pour rendre atmosphère encore plus chaleureuse et m'offrir d'excellents vivres frais (pain fait maison et saumon fraîchement pêché).
Il sera d'autant plus difficile au matin de remettre à l'eau le kayak dans une atmosphère brumeuse et franchir les 7 redoutables caps menant à la Mezen que j'atteindrai après 10h et 36 km de navigation non-stop.
Arrivé enfin à Mezen, un accueil méfiant et même agressif m'attend. Les habitants du village n'ont apparemment jamais vu un étranger de leur vie. Les gamins me lancent des pierres et les adultes n'interviennent pas. Cet accueil plutôt étrange ne me donne pas envie d'y rester d'avantage"
Gilles va bientôt arriver à Moscou pour préparer la 2e étape de son expédition : une longue hivernale à ski et en traîneau à rennes jusqu'à Norilsk, à travers toundra et banquise au coeur de la nuit polaire, avec un séjour dans un campement Nenets.
Il profitera de son séjour à Moscou pour répondre au courrier. N'hésitez pas à lui envoyer vos question.
Arrivée à Arkhangelsk
Dernière épreuve avant Arkhangelsk : Severodvinsk. C'est ici qu'est basée et construite une grande partie de la flotte sous-marine russe. Les vaisseaux atomiques faisant joujou dans la baie, toute navigation y est interdite. Je dois donc traverser au large sur 22km, et vu la météo capricieuse, il s'agit de bien choisir son moment. Si les orages font changer subitement le régime des vents, ils me permettent en outre de récupérer de l'eau de pluie, devenue plus précieuse à mes yeux que la nourriture. L'endroit pourrait être comparé aux Landes.
J'aurais pu me croire hier à Biscarosse-plage si ce n'étaient les nombreuses traces d'ours autour de ma tente et les jeunes bélugas voulant " jouer au kayak " avec moi. J'ai même pu approcher un phoque à le toucher. Couché sur son rocher, il ne cessait de jeter des coups d'oils furtifs dans ma direction, avant de s'assoupir quelques instants. Sa myopie devait sans doute transformer mon kayak en un gros spécimen de sa race !
Voilà 15km que je pagaie sans problème, l'arsenal reflétant, à tribord, la lumière rougeoyante du soleil couchant. Belle traversée me dis-je, quand soudain, le GPS avec lequel je suis ma route, plus pour me distraire que par nécessité, m'indique une vitesse nulle et fait plus étrange encore, les indications de son compas électronique deviennent aberrantes.
Aurais-je accroché un sous-marin par la queue ? Je regarde bêtement derrière moi m'attendant à voir l'engin faire surface pour me demander mes papiers. Puis constatant que personne ne me sollicite, tente d'analyser plus intelligemment la situation. Il est évident que je suis entré dans un fort courant contraire. Quant au GPS bloqué, il doit s'agir, du fait de la proximité de la base d'un brouillage satellite. Il faut dire que la dérive-vent m'a fait pénétrer la zone interdite sur quelques miles. La côte n'est plus qu'à 5km mais je dois batailler, 2 heures durant, comme un forcené pour y parvenir.
Atteindre Arkhangelsk 60km plus loin n'est plus qu'une promenade sur la rivière. Son port, lui aussi, a perdu de son activité. Il n'y a pas si longtemps, Arkhangelsk faisait partie des 5 plus grands ports de la Russie. On y exporte aujourd'hui bois et cellulose. La ville est bien plus agréable que je ne l'imaginais et ses habitants très sympathiques. La télévision locale y est pour quelque chose, qui m'a fait subitement passer du statut d'inconnu à celui de héros.
La Mer Blanche que je croyais être une poubelle nucléaire avant mon départ, s'est révélée d'une propreté à faire pâlir certaines de nos plages encombrées de détritus. Non pas que les hommes soient ici plus respectueux de l'environnement, mais simplement moins nombreux. Je n'y ai pas mesuré le taux de radioactivité et je doute qu'il y en ait beaucoup, sauf peut-être dans la région de Severodvinsk. Une forêt posée sur la mer, quelques isbas le long de la côte, de rares barques de pêcheurs, une nature intacte, voilà ce que m'auront révélés ces 40 jours de navigation à travers la Mer Blanche, une mer envoûtante que l'on n'apprivoise qu'avec le temps.
Août 2000 : les nouvelles des îles Solovki
Cette traversée d'une vingtaines de kilomètres, je l'ai maintes fois pensée depuis mon départ. J'imaginais ces îles austères, sans doute par le triste passé qu'elles évoquent et voilà qu'au contraire elles m'apparaissent verdoyantes et que la blancheur des coupoles me sourie et semblent m'inviter à les approcher. Après 6 heures de traversée, j'accoste une petite île à quelques encablures du village, monte la tente et jouis de l'instant présent, de ce calme. Deux feux de bois scintillent non loin du monastère. Un homme chante auprès de l'un d'eux. Aucun autre bruit ne vient troubler ce début de nuit. La lune se lève derrière le monastère et fige le décor telle une peinture.
Cette première image des îles empreinte de quiétude ne va pas se démentir durant les jours avenirs. Bloqué par un coup de vent, j'ai mis à profit ce repos forcé pour m'imprégner de l'atmosphère toute particulière de ce lieu. Le charme très particulier du village tient sans doute à son style " vieille Russie ". On ne s'y déplace plus à cheval mais à vélo, quelques véhicules seulement viennent troubler de temps en temps le silence. On se dit bonjour en se croisant et l'on n'hésite pas à engager la conversation plus longuement. Le temps n'a pas ici la même importance que sur le continent. On n'est pas Solovkien de souche, on le devient. En cherchant la piste de Dolgaya Gouba, j'ai rencontré un couple âgé s'en " allant aux pommes de terre ".
A ma question pourquoi vous êtes-vous installés ici, la Baboushka m'a répondu : " regarde autour de toi, toutes ces fleurs et cet air du grand large, ce calme. Dès que j'ai visité l'île, j'en suis tombée amoureuse et je n'ai plus voulu en repartir. " Même raison pour Piotr, artiste dans un théâtre de Moscou. Tout quitter pour la qualité de la vie propre aux Îles Solovki. Deux jeunes moines sortent du monastère poussant devant eux une charrette de légumes, frais cueillis de leur jardin. L'image semble tout droit sortie d'un autre siècle. Pourtant non loin de là, déambulent quelques groupes de touristes qui, étrangement ne viennent nullement nuire à l'ambiance du lieu. La plupart sont russes, souvent artistes peintres, photographes ou tout simplement vacancier en promenade passionné d'histoire et de nature. On y arrive aussi en voilier pour le week-end. C'est en effet une toute autre Russie que l'on observe depuis ce caillou du cour de la Mer Blanche, une Russie pleine d'espoir et d'insouciance.
Mai - septembre 2000 : Cap Nord - Mezen
Parti du Cap Nord le 30 mai dernier, Gilles Elkaim a atteint Mourmansk après trois semaines de voyage. Une période d'acclimatation en quelque sorte et de test du matériel. Selon son carnet de bord, un épisode digne d'intérêt est à épingler dans cette partie de l'aventure : ..."La frontière Norvège/Russie a été franchie sans encombre le 18 juin. C'était un des passages les plus délicats sur le plan administratif de cette première étape. Gilles a donc eu le privilège d'être le premier piéton à passer cette démarcation, qui plus est en tractant un kayak de mer ! L'événement est historique puisque cette frontière est exclusivement réservée aux véhicules munis d'autorisation. Il faut dire que la région ne se prête guère au tourisme : sur 100 km la zone frontalière est occupée par un nombre impressionnant d'installations militaires. Des mois de tractations avec les autorités russes ont été nécessaires pour obtenir cette permission spéciale. Preuve que le challenge n'est pas seulement sportif mais aussi administratif."
Mourmansk une fois atteint, Gilles a traversé la péninsule de Kola, du Nord au sud, en tirant ses 150 kilos de matériel sur un petit chariot. Après quoi, l'aventurier s'est retrouvé aux prises avec les humeurs de la mer Blanche. Le 15 juin 2000, il écrit : "Voici 2 jours que le vent souffle en force 5 dans un endroit pas abrité, côte rocheuse et cap, grosse mer. Je n' ai avancé que de 5 km avant hier et de 7 km hier dans la nuit où j'ai pu passer ce mauvais endroit. Beaucoup de croix de naufragés sur la rive! Toujours ce vent d'Est. Jusqu'à Kiem la côte n'est pas très abritée. Pour mon repas du soir j'ai pêché de la morue. Le campement d'aujourd'hui se situe sur une joli île avec hauts pins rappelant la Provence..."
Une mer immense, des côtes quasi désertes avec quelques villages de pêcheurs isolés çi et là, des sternes, des huîtriers, des goélands et des canards qui piaillent à son passage, des baleines blanches, une armée de moustiques et de mouches noires, voilà le quotidien de Gilles Elkaim.
20 juin : "Autre rencontre aussi, celle des habitants du village Gridino, première escale après 10 jours de navigation. Arrivé là le dimanche matin, j’ai trouvé le petit village d’isbas endormi, le magasin fermé. La tenancière ayant consenti à m’ouvrir ses portes, dans le quart d’heure qui suivit j’ai pu faire connaissance avec les habitants, sortis de leur tanières en quète des trésors que ne recèle pourtant qu’une petite boutique. Du jus de fruit ? Niet. Seulement de la vodka. Ces petits villages côtiers vivent complètement repliés sur eux-mêmes. Les hommes sont pêcheurs de morue et chasseurs de phoques. Quelques hommes m’observent sans curiosité, la plupart sont ivres, certains ont des visages d’un autre siècle qui me donnent l’impression de tomber dans un repère de pirates. Leur vie est rude et précaire. En témoignent de nombreuses croix orthodoxes qui surmontent chacun des caps et qui me donnent froid dans le dos lorsque je les double par le mauvais temps.
La mer Blanche au mois de juillet n’a l’air de rien de très polaire. La température habituelle est de l’ordre de +30°C. On y souffre plus de la soif et des moustiques que du froid. Heureux lorsque je trouve un marécage pour y puiser une eau croupie que je transporte précieusement, heureux lorsque les moustiques et autres mouches noires me laissent un peu de répit pour apprécier le paysage insolite de forêts qui flirtent avec la mer immense.
Après s'être arrêté dans un des coins les plus reculés de notre Terre, les îles Solovki, (voir son journal de bord), où il trouvé l'ambiance de la vieille Russie, Gilles est arrivé à 200 km d'Arkangelsk, Gilles a été stoppé pendant trois jours par un coup de vent du Nord-est. Il s'est retrouve presque sans vivres et a dû consommer les ressources locales : champignons, baies, algues séchées... Enfin, il a pu atteindre un petit village presque abandonné près d'une base militaire, où quelques rescapés ont pris soin de le ravitailler.
09 août : "Ce voyage est merveilleux. Chaque jour m'apporte son lot de découvertes, de joies, de peurs, d'imprévus. J'ai de plus en plus soif de cette vie. Je me sens enfin exister de nouveau en tant qu'homme sur cette Terre faisant ma trace sur la planète. Ce voyage ressemble à la découverte d'un monde caché."
Curieux détour du destin : Gilles atteint la ville de Severodvinsk (près d'Arkangelsk), là où est basée une grande partie de la flotte sous-marine russe, précisément quelques jours après le drame du Kursk en mer de Barents - où personne ne semble être au courant de ce qui s'est le samedi noir 12 août. Ou bien alors par mesure de prudence diplomatique, Elkaim n'a pas souhaité écrire dans son journal de bord quoi que ce soit à propos de cette tragédie alors qu'il était parfaitement au courant de ce qui s'était passé à plusieurs milliers de km de là... Voir en tout cas son arrivée à Arkangelsk.
Le 1er septembre, après avoir remonté plusieurs rivières (Dvina et Pinéga) en direction de la mer, il restait au Français environ 200 pour atteindre le village Mezen, point final de la première étape de cet extraordinaire voyage. Alors que jusqu'ici, tout s'était plus ou moins bien passé, voilà qu'il souffre maintenant d'une sérieuse tendinite au bras droit...